Mon père était pêcheur professionnel. Comme tous les pêcheurs, il a toujours supposé que la mer était inépuisable. Quand je lui dis qu’il y a de moins en moins de thons en Méditerranée, il rigole et me répond que nous en pêchons plus que jamais. Pour mon père, c’est une preuve qu’il y a de plus en plus de poissons.

Toute une profession raisonne de cette façon. Si nous pêchons plus, il y a plus de poissons. Au passage, les pêcheurs oublient vite que des avions repèrent les bancs et que les armadas guidées par satellite viennent les piéger. Nous pêchons plus parce que nous pillons de mieux en mieux les ressources communes. Nous produisons plus de pétrole parce que nous en pompons plus non parce qu’il y a plus de pétrole.

Dans les situations de ce genre, nous présupposons souvent que nous avons besoin de lois et d’une police pour empêcher les abus. C’est d’autant plus évident quand les ressources sont clairement limitées. Si des fermiers doivent se partager un pâturage, il faut imposer des règles sinon le premier qui amènera son troupeau sera gagnant… et chacun tentera d’emporter le plus vite possible la plus grosse part du gâteau.

Pour simuler ce comportement, comme le raconte Mark Buchanan dans The Social Atom, Ernst Fehr et son équipe proposèrent à des volontaires de jouer à un petit jeu appelé Public goods. Au début de la partie, chacun des joueurs dispose de 10$. À chaque tour de jeu, ils peuvent verser entre 0 et 10$ dans un fond public. L’arbitre additionne les dons, les multiplie par deux et les redistribue équitablement.

Si les joueurs collaboraient efficacement, ils verseraient toujours 10$ et en récupèreraient chaque fois 20$, soit un bénéfice de 10$. Mais tricher est tentant. Si trois joueurs donnent 10 $ et qu’un en donne 0, chacun recevra 10 $ x 3 x 2/4, soit 15 $, le tricheur obtiendra donc un bénéfice net de 15 $, bénéfice supérieur au 5 $ de ses adversaires.

Les expérimentateurs ont constaté que généralement les joueurs collaborent en début de partie, puis que la suspicion s’installe. Un tricheur apparaît, puis un autre, puis les plus généreux finissent par se faire contaminer au bout d’une dizaine de tours.

Ce résultat n’est pas surprenant, en tout cas pour ceux qui s’engagent dans des mouvements associatifs. Ils se découragent souvent à cause des comportements tricheur. Si nous ne cherchions pas à tricher, aucune loi n’aurait besoin de nous forcer à payer nos impôts. Nous le ferions naturellement pour le bien commun. Notre tentation à tricher justifierait la nécessité de lois. C’est en tous cas ce que nos gouvernants ont toujours cru dans la ligné de Thomas Hobbes.

En 2000, Ernst Fehr et son équipe découvrirent qu’il suffisait d’une petite règle supplémentaire pour que la collaboration se maintienne. Si un joueur peut payer 1 $ pour forcer un tricheur à payer en retour une amende de 2$, les tricheurs deviennent vite moins nombreux et les tricheries moins fréquentes. La société des joueurs s’auto-organise et paie ses impôts sans qu’une autorité supérieure ne l’impose.

Au prix d’une forme de dénonciation mais surtout d’une défense active de la logique participative, nous pouvons ainsi imaginer une fiscalité plus efficace et surtout plus économique car elle n’a plus besoin d’une armée de fonctionnaires et de forces répressives pour opérer.

La fiscalité peut donc s’auto-organiser. La justice aussi doit pouvoir le faire si nous trouvons les quelques règles capables de maintenir la coopération. Une telle fiscalité et une telle justice ne sont pas encore à l’œuvre faute d’un tissu social assez dense. Comme l’a montré Robert Axelrod, quand un tricheur peut disparaître, la coopération ne s’installe pas. En revanche, dans une société de connecteurs, une société où tout le monde est susceptible de connaître tous le monde, tricher devient beaucoup trop risqué. L’altruisme s’impose alors comme meilleure stratégie.