Demain, je discute de cette question, c’est donc l’occasion de résumer ma position. Elle est avant tout pragmatique. Comme les futurologues qui tentent de prévoir l’évolution de nos sociétés se trompent presque systématiquement, nous devons vivre comme si l’avenir était indéchiffrable.

J’aime bien rappeler que les experts prévoyaient en 2002 que le pétrole atteindrait les 100 dollars en 2020, que, au cours des années 2000, la criminalité aux États-Unis devait devenir vertigineuse alors qu’elle atteint aujourd’hui sont plus bas niveau depuis 50 ans, que la croissance serait de x pourcent alors qu’elle est de y… ou que nombre de climatologues dans les années 1970 annonçaient une période de glaciation. Je n’ai même pas besoin de trop charger nos gouvernants qui nous annoncent tel ou tel chiffre au sujet du chômage.

Nous nous trouvons dans la même situation que face au hasard, ce problème étant d’ailleurs lié au précédent. Que le monde repose ou non sur un hasard intrinsèque, nos vies n’en restent pas moins sujettes au hasard. De notre point de vue, le hasard existe, les joueurs le vivent avec intensité.

Avant de savoir si l’avenir est déchiffrable, on pourrait d’ailleurs se demander si le passé et le présent le sont. Je crois que non. Il suffit de lire des livres d’histoire, surtout quand ils n’ont pas été écrits à la même époque, pour découvrir combien les interprétations des évènements peuvent être diverses. Un exemple canonique : les causes de la première guerre mondiale que je discute un peu dans Le peuple des connecteurs.

Le présent m’apparaît encore plus cryptique que le passé, même si je joue souvent à le déchiffrer. C’est un exercice utile, nous avons besoin de nous construire des repères, mais ces repères sont arbitraires.

Aujourd’hui, certains, dont moi, perçoivent l’émergence d’un cinquième pouvoir, une émergence aux conséquences sociales, politiques et économiques gigantesques. Nos hommes de pouvoir et leurs experts ne semblent pas du même avis, ils continuent à s’agiter dans un autre monde, en fait le monde qu’ils croient déchiffrer. Des divisions divergentes cohabitent. Le présent se prête donc à une multitude de déchiffrages. Pour l’avenir, cette multitude doit être élevée à une puissance gigantesque.

Déchiffrer l’avenir, c’est donc au mieux essayer de trouver au présent des faits émergents et jouer à les extrapoler. Nous avons alors toutes les chances, pour ne pas dire 100% de chances, de nous fourvoyer.

Par exemple, si nous sommes 9 milliards sur Terre, nous pouvons estimer nos besoins alimentaires et énergétiques, en déduire des mesures rationnelles. Mais que valent ces mesures, si nous sommes incapables, de prévoir nos évolutions technologiques. Si nous mettons au point la fusion nucléaire, les piles bactériologiques où la synthèse enzymatique de l’hydrogène, nos mesures énergétiques seront caduques.

Or nous vivons dans un monde dominé par les black swans, ces brusques imprévus dont parle Nicolas Taleb. Plus notre société se complexifie, plus nombreux sont les black swans, moins nous sommes capables de prévoir l’avenir ou même de déchiffrer des avenirs possibles.

Cet exercice passionne néanmoins les gens. Beaucoup d’auteurs réussissent des bestsellers avec ce sujet, tout simplement parce que nous avons envie de nous préparer à l’avenir. Au fond de nous, nous croyons que l’avenir est prévisible parce qu’à l’origine de notre espèce cet avenir était prévisible. C’était un avenir sans black swans… et quand l’un survenait, tout le monde succombait. Les gens qui survivaient étaient donc ceux qui, par chance, évitaient les imprévus, donc vivaient, de leur point de vue de survivant, dans un monde relativement prévisible.

Mais aujourd’hui, le plus souvent, nous survivons aux black swans. L’expérience faisant, nous apprendront que l’avenir est indéchiffrable. Peut-être serons-nous alors plus apte à vivre le présent.

Se pose alors le problème du principe de précaution. D’une certaine, façon il a pour but d’empêcher le surgissement de black swans négatifs. Nous imaginons les pires scénarii et tentons de les prévenir. Mais l’histoire de ces dernières décennies nous prouve que rien n’a été anticipé, pas plus internet, la chute du mur de Berlin ou le crack boursier de 2001. Empêcher ce qui est imprévisible est impossible, on se contente donc de limiter des risques identifiés. Mais au final réduisons-nous les risques ? Sans doute pas car il vaut mieux combattre une ennemi connu qu’un monstre encore informe. Ainsi, aujourd’hui, les maisons de disques s’écroulent, terrassées par un virus venu de nulle-part : le P2P.

Notes

  1. Comme dans le monde physique, il existe de lois humaines a priori invariantes. Par exemple, la distribution des richesses entre les individus semble suivre une loi de puissance de type Pareto, dans toute les sociétés quel que soit le régime politique (ce qui démontre la faible influence des politiciens). Nous pouvons donc prédire qu’une telle loi restera valable tout comme la gravitation. Mais cette loi suppose que l’homme reste un homme naturel. Une fois dotés de capacités quasi-télépathiques, seront-nous encore assujettis à cette loi ? Je ne le parierais pas.
  2. Si nous voyons la société humaine comme une multitude de systèmes auto-organisés, nous comprenons immédiatement qu’il suffit de changer quelques règles pour aboutir à une société nouvelle. Internet, j’en suis persuadé, est en train de changer les règles élémentaires d’interaction entre chacun de nous, ne serait-ce qu’en autorisant l’émergence des longues traînes. Internet est un black swan qui n’a pas fini de déferler.
  3. Plaçons-nous dans le rêve transhumaniste. Si nous vivons des siècles, serons-nous encore en train d’interagir comme aujourd’hui ? J’en doute.