Mon rejet du système pyramidal commence par une histoire personnelle. J’ai vécu dans la totale indifférence de ce système jusqu’à ce que j’entre dans une école d’ingénieur. J’ai alors immédiatement senti le poids de la hiérarchie que les élèves s’imposaient les uns aux autres, notamment à travers l’épreuve du bizutage.

Vous imaginerez facilement que je n’ai pas été un bizuté coopératif. Quand j’ai vu des troisièmes années m’encercler, je leur ai dit de faire ce qu’ils voulaient avec moi mais qu’après je les poursuivrais un à un et que je leur casserai la figure.

C’était de l’esbroufe car je ne m’étais jamais battu de ma vie mais l’intimidation a fonctionné. Je suis passé à travers le bizutage et, en même temps, à travers la vie de mon école. Je m’en moquais car ma vie était déjà ailleurs que dans une quelconque clique.

Pas plutôt sorti de l’école, je me suis retrouvé à l’armée, une pyramide bien plus organisée, bien plus méchante mais je me suis battu contre elle jusqu’à ce qu’elle m’éjecte de ses rangs comme un noyau impossible à digérer. J’étais un virus trop subversif pour qu’elle se fatigue avec moi.

Et j’ai commencé à travailler, et je me suis retrouvé dans une pyramide, et je me suis amusé à grimper les échelons. Je me suis rendu compte que c’était facile pour moi… et j’ai compris que je détestais les pyramides parce que je n’acceptais que de m’approcher du sommet. C’était soit ça, soit rejeter la pyramide.

Les neurologues viennent peut-être d’expliquer mon attitude. Ils ont mis en évidence des circuits cérébraux sensibles à notre statut social et à notre position hiérarchique. Un animal ou un homme pressurisé par la hiérarchie souffre, il augmente même ses risques de maladies cardiovasculaires.

J’ai l’impression d’avoir toujours été particulièrement sensible à cette souffrance. Chez moi, elle ne reste pas inconsciente, elle me rend totalement fou comme une rage de dent.

D’ailleurs, quand je m’élevais dans la hiérarchie, je souffrais beaucoup moins comme l’explique les neurologues. J’éprouvais au contraire un plaisir proportionnellement inverse à ma souffrance.

Mais ce plaisir se retrouva à son tour contrarié car je ne supportais par d’imposer de la douleur à mes subordonnés. Comme j’étais un guerrier, voulant toujours plus de plaisir, j’étais capable de tout. J’imposais donc une souffrance démesurée autour de moi… ce qui, dès que j’ai pris un peu de recul, m’a dégoûté à tout jamais des hiérarchies.

Je ne voulais pas être dans une hiérarchie pour ne pas souffrir de ma mauvaise position, je ne voulais pas être à son sommet pour ne pas imposer de la souffrance.

Mark Safranski note que si ce système de souffrance/plaisir associé aux positions hiérarchiques se trouve avéré, les structures hiérarchiques ne sont pas fiables. Leur mission initiale risque toujours d’être détournée pour satisfaire le plaisir des leaders.

Une structure non hiérarchique semble donc, en élimant la souffrance, plus apte à rendre les hommes heureux. Mais certains d’entre nous, comme moi j’en ai peur, sont particulièrement sensibles aux plaisirs de l’ascension. Cette drogue agit sur eux plus fortement que sur la plupart des autres et, dans toute situation, ils déploient leur énergie pour recréer des hiérarchies.

Faudra-t-il inventer une drogue inhibitrice du plaisir hiérarchique pour maintenir des structures humaines auto-organisées ?

J’espère que non, je vois une autre possibilité, évoquée dans Le peuple des connecteurs. Quand les structures humaines auto-organisées à vaste échelle verront le jour, elles procureront tant d’avantages à leurs membres que tous ceux qui seraient tentés par le pouvoir hiérarchique se retrouveraient en position de faiblesse. Si passer par la hiérarchie ne sert pas leur ambition, ils trouveront d’autres moyens de jouir de leur position sociale.

Ils deviendront des connecteurs.

Ils éprouveront plus de plaisir parce qu’ils seront plus connectés.

C’est le choix que j’ai fait.