Comme je l’avais fait pour le cinquième pouvoir, je vais tenter de lister les différentes étapes de l’idée de superorganisme. Au moins quatre concepts se rencontrent. Tantôt Gaïa (1 – la planète vivante), tantôt le superorganisme (2 – l’humanité vivante ou organicisme). Le cerveau global (3), entité émergente, serait le moteur intelligent de l’une ou l’autre de ces deux entités, éventuellement consciente. La symbiose (4) entre les hommes et les machines, notamment le Net, et plus encore le Flux, rendrait possible ce cerveau, sinon le superorganisme lui-même. Les machines seules seraient, suivant certaines hypothèses, capables de devenir un cerveau global.

  1. IVe siècle avant Jésus-Christ. Aristote dans sa Politique imagine l’humanité comme un vaste organisme parmi les autres organismes. L’humanité n’y apparaît pas séparée de son environnement. Elle ne se reconnait pas en tant que telle. Ce n’est pas un hasard si ces considérations se retrouvent dans un traité politique car toute réflexion sur l’ensemble de l’humanité est éminemment politique et devrait être prise au sérieux par tous les hommes de pouvoir.
  2. 1159. Dans Policraticus, John de Salisbury reprend l’analogie d’Aristote. Le prince = la tête, uniquement soumise à Dieu, et possédant une âme incarnée par l’Église. Le sénat = cœur. Yeux, oreilles, langue = les juges et les gouverneurs de province. Mains = soldats et certains fonctionnaires. Estomac = trésoriers et percepteurs. Pieds = paysans et artisans.
  3. XVe. Léonard de Vinci compare la Terre et le corps humain. Les fleuves équivalent aux artères. Le flux et reflux de la mer équivaut à la respiration. Vinci émet l’hypothèse que le microcosme et le macrocosme fonctionnent de la même façon (principe des poupées russes aujourd’hui apprécié par les adeptes de la philosophie intégrale et souvent associé à l’idée de superorganisme — ce qui ne me convient guère).
  4. Fin XVIe. Notamment sous l’influence de Francis Bacon, nature et humanité divergent dans l’esprit des philosophes et des scientifiques (le réductionnisme ne cessera de les séparer — ce qui explique pourquoi le holisme a aujourd’hui tant de mal).
  5. 1795. Le géologue James Hutton, précurseur de la théorie de l’évolution, publie The theory of the Earth. Il y écrit « I consider the Earth to be a superorganism and that its proper study should be by physiology. »
  6. Début XIXe. Lamarck considère la nature comme un tout, insistant sur similitudes entre les composés biotiques et abiotiques.
  7. 1872. Samuel Butler écrit « There is no security against the ultimate development of mechanical consciousness, in the fact of machines possessing little consciousness now. A mollusc has not much consciousness. Reflect upon the extraordinary advance which machines have made during the last few hundred years, and note how slowly the animal and vegetable kingdoms are advancing. The more highly organised machines are creatures not so much of yesterday, as of the last five minutes, so to speak, in comparison with past time. Assume for the sake of argument that conscious beings have existed for some twenty million years: see what strides machines have made in the last thousand! » Il écrit aussi « But who can say that the vapour engine has not a kind of consciousness? Where does consciousness begin, and where end? Who can draw the line? Who can draw any line? Is not everything interwoven with everything? Is not machinery linked with animal life in an infinite variety of ways? »
  8. 1877. Thomas Henry Huxley, l’ami et défenseur de Darwin, voit la terre comme un système autorégulé.
  9. 1885. Eduard Suess, un géologue autrichien, invente le concept de biosphère.
  10. 1897. Herbert Spencer reprend l’analogie de la société comme un organisme, remarquant que les organismes évolués sont aussi des sociétés. À la mort d’un organisme, ses composantes lui survivent quelques temps. En revanche, la mort d’une composante n’affecte pas la vie de l’organisme.
  11. 1922. Alfred Lotka constate que l’évolution biologique est liée à l’évolution de l’environnement. Il écrit « It is not so much the organism or the species that evolves, but the entire system, species and environment. The two are inseparable. »
  12. 1923. Aldo Leopold écrit « [It] is at least not impossible to regard the earth’s parts—soil, mountains, rivers, atmosphere, etc.—as organs or parts of organs, of a coordinated whole, each part with a definite function. And, if we could see this whole, as a whole, through a great period of time, we might perceive not only organs with coordinated functions, but possibly also that process of consumption and replacement which in biology we call the metabolism or growth. In such a case we would have all the visible attributes of a living thing, which we do not now recognize to be such because it is too big and its processes too slow. And there would also follow that invisible attribute—a soul or consciousness—which… many philosophers of all ages ascribe to all living things and aggregations thereof, including the ‘dead’ earth. »
  13. 1924. Vladimir Ivanovitch Vernadski imagine le monde comme composé de sphères imbriquées : lithosphère (les roches, l’eau…), atmosphère, biosphère, technosphère (résultant de l’activité humaine) et noosphère (sphère de la pensée).
  14. 1928. William Wheeler utilise le mot superorganisme pour décrire les colonies de fourmis. Un superorganisme (fourmilière) est formé d’organismes (fourmis) eux-mêmes formés d’organismes (cellules formant des systèmes distribués, système immunitaire, ou localisés, organes).
  15. 1938. H.G. Wells publie World Brain où il imagine l’encyclopédie planétaire et la conscience planétaire, seule capable de prendre en compte les problèmes globaux.
  16. 1959. Pierre Teilhard de Chardin publie Le phénomène humain où il imagine que nous nous unissons à la biosphère pour former la noosphère, le Christ cosmique qui doit tendre vers Dieu. Il prétend que nous développons une conscience collective.
  17. 1960. Joseph Carl Robnett Licklider publie Man-Computer Symbiosis. Il y annonce que notre destinée est liée à celle des machines. C’est avec l’idée de créer la symbiose qu’il travaille à l’avènement d’Internet.
  18. 1965. Arthur C. Clarke publie Dial F for Frankenstein. Notre réseau de communication formerait un esprit global.
  19. 1967. Théodore Dobzhansky reprend la théorie de la noosphère et la débarrasse des idées religieuse, tant bien même il était lui-même très croyant.
  20. 1974. James Lovelock, en collaboration avec Lynn Margulis, formule la théorie Gaïa. Il considère la Terre comme un organisme qui s’autorégule lui-même. Dans ce modèle, l’homme ne joue pas un rôle particulier, sinon celui d’un cancer dont Gaïa pourrait se débarrasser pour maintenir son équilibre.
  21. 1977. Valentin Turchin publie The Phenomenon of Science où il suggère que l’humanité devient un métasystème, soit un organisme formé d’autres organismes. Il explique dans ce livre comment la complexité ne cesse de s’accroître (encore de la philosophie intégrale avant la lettre).
  22. 1983. Peter Russell publie The Global Brain, version new age du superorganisme.
  23. 1986. Joël de Rosnay publie Le Cerveau Planétaire.
  24. 1993. Gregory Stock publie Metaman. Il voit le superorganisme comme une symbiose homme-machine. Pour lui nous vivons la quatrième transition de l’histoire du vivant. 1/ Apparition de la vie avec les procaryotes (cellules sans noyau). 2/ Eucaryotes (cellules avec noyau). 3/ Organismes multicellulaires. 4/ Superorganisme lié par la technologie qu’il nomme Metaman pour se dégager du vocable superorganisme. Je pense qu’entre 3 et 4 on ne peut pas négliger l’apparition des superorganismes chez les insectes (liaison chimique). L’étape 4 serait donc l’invention d’un nouveau type de liaison.
  25. 1995. Joël de Rosnay publie L’homme symbiotique où il vulgarise l’interconnexion hommes machines et la création d’un superorganisme, le cybionte.
  26. 2000. Michael Brooks publie Global Brain dans NewScientist. « THE LONGER I work on it, the more I become convinced that this will be reality very soon, much sooner than most people might think, explique Francis Heylighen. » Il défend la théorie selon laquelle le Net s’apprête à s’éveiller. « It will gradually get more and more intelligent. Eventually, it will form the nerve centre of a global superorganism, of which you, human, will be just one small part. » Dans un autre register, Daniel Dennett prévient « We have already made ourselves so dependent on the network that we cannot afford not to provide it with the energy and maintenance it needs. »
  27. 2000. Howard Bloom publie Global Brain: The Evolution of Mass Mind from the Big Bang to the 21st Century (j’ai ce livre dans ma bibliothèque depuis des années).
  28. 2002. Ben Goertzel publie World Wide Brain: The Emergence of Global Web Intelligence and How it Will Transform the Human Race.
  29. 2005. Kevin Kelly publie dans Wired We Are the Web. « And the ways of participating unleashed by hyperlinks are creating a new type of thinking—part human and part machine—found nowhere else on the planet or in history. […] This gargantuan Machine already exists in a primitive form. In the coming decade, it will evolve into an integral extension not only of our senses and bodies but our minds. »
  30. 2007. Francis Heylighen publie The Global Superorganism: an evolutionary-cybernetic model of the emerging network society (papier qui m’a convaincu de m’intéresser au sujet).
  31. 2008. Dans The Technium, blog/livre débuté en 2004, Kevin Kelly publie Evidence of a Global SuperOrganism. Il suppose que The One Machine, le nuage de tous les ordinateurs de la planète, est lui-même un superorganisme.
  32. 2009. Bert Holldobler et Edward O. Wilson publient The Superorganism: The Beauty, Elegance, and Strangeness of Insect Societies.
  33. 2009. Nova Spivack publie Welcome to the Stream: The Next Phase of the Web. Il imagine que la densification des flux d’information qui circulent entre nous engendre un esprit global.

Je compléterai cette chronologie au fil des trouvailles et des lectures. Quelques sources où j’ai trouvé des billes : Les prémisses de Gaïa, La théorie de l’organicisme, Metaman, Principia Cybernetica Web.