Aux Échecs, la fourchette est le coup rêvé. Attaquer simultanément plusieurs pièces de l’adversaire ce qui lui impose d’en sacrifier au moins une. Le monde de l’édition se trouve dans la même situation. Quelles pièces seront sacrifiées ?

Le livre est mort

Tout d’abord, il faut se mettre dans la tête un fait : le livre ne survivra pas à la révolution numérique. Les gens qui disent qu’il y aura de la place pour différents supports m’agacent parce que je vois bien qu’ils ne veulent pas froisser la susceptibilité des acteurs traditionnels, avec lesquels ils sont souvent partenaires.

Par livre, j’entends cet objet fait de feuilles de papier reliées, surtout pas du texte qui est imprimé sur ces feuilles. Le texte n’est pas mort quand les tablettes d’argiles ont été abandonnées, pas plus après l’abandon des enluminures.

Certains invoquent un pseudo théorème : une nouvelle technologie n’a jamais fait disparaître une technologie plus ancienne. L’imprimerie n’a-t-elle pas fait disparaître l’enluminure ? Que des artistes enluminent encore, je trouve ça merveilleux… mais ne faisons pas de l’enluminure contemporaine un mouvement main stream. Et puis le moteur à explosion n’a-t-il pas fait disparaître les chevaux des villes ? La radio FM n’a-t-elle pas marginalisé les grandes ondes ?

Ce théorème ne tient pas. Il en existe une seconde version : un nouveau média n’a jamais fait disparaître un média plus ancien. Il est vrai que le cinéma ou la radio n’ont pas fait disparaître les livres. Tout au plus, un nouveau média en fait passer d’autres au second plan. Je ne conteste pas.

L’erreur est de croire que le livre est un média. Non, le livre n’est qu’une technologie comme la FM par rapport aux grandes ondes. Le média, c’est le texte. Il s’accroche de préférence à la technologie la plus performante.

Nous y voilà. Alors surgit l’argument selon lequel le papier est une technologie imbattable. Je voudrais enfoncer quelques portes déjà ouvertes. Les écrans tactiles de nouvelle génération offrent des expériences physiques qui surpassent celles du papier. Le touché ne disparaît pas, il devient une méthode de navigation, il est mis au centre de l’interface. Et d’un autre côté, les technologies d’affichages progressent à tel point que nous tendons vers des encres numériques couleur aussi rapides que les écrans.

Les nouvelles liseuses offriront tous les avantages du papier et tous ceux du numérique et elles s’alimenteront en électricité à l’aide de la lumière ambiante. Imbattable. Ces liseuses arrivent, à des prix planché… et plus aucun lecteur n’y échappera. Non seulement à cause de leur attrait, mais aussi parce que le monde de l’édition que nous connaissons n’existera plus.

L’édition est morte

Aujourd’hui, un éditeur ne vit que parce que certains de ses auteurs, un pour dix et encore, vendent assez de livres pour faire vivre les auteurs en devenir. Un auteur de bestsellers m’a confié récemment que, parce que son nouvel opus était en retard, il avait été accusé par les autres auteurs de son éditeur de vouloir couler la baraque.

Un tel système se perpétuera-t-il lorsque le texte aura achevé sa mue numérique ? Non. Si je suis un auteur de livres à succès, je n’ai plus besoin d’un éditeur qui me reverse au mieux 16 % de droit. Il me suffira de diffuser en direct mes textes sur des plateformes comme iTune ou Amazon, et de récupérer 70 % des revenus, voire de les vendre en direct sur mon site personnel, et de récupérer presque 100 %. Mes fans me trouveront pour peu que je maîtrise quelques outils sociaux.

Les grosses pointures basculeront sur ce modèle du direct dès que la base installée de liseuses aura séduit environ 50 % des lecteurs (et les liseuses ne seront ni plus ni moins que des ordinateurs ou des consoles de jeu). À ce moment, même avec un marché potentiel pour les textes électroniques divisé par deux par rapport au papier, avec des prix de vente eux aussi divisés par deux, mais des marges quatre fois supérieures, les auteurs ne seront pas perdants… et l’accroissement du marché ne fera que développer leurs revenus (sans parler de l’indépendance à laquelle les auteurs tiennent particulièrement).

L’auteur à succès travaillera son texte en amont en collaboration avec d’autres auteurs (et certains adoptent déjà cette stratégie, tant leurs éditeurs ont renoncé à les aider à perfectionner leurs textes). Ils intégreront dans la boucle en partenaire les graphistes et les correcteurs auxquels ils reverseront un pourcentage des revenus.

Les éditeurs, tels que nous les connaissons, n’auront plus qu’un rôle auprès des jeunes auteurs et de tous ceux qui ne vendent pas assez pour se vendre seuls. En l’absence dans leur écurie de gros vendeurs, ils auront de moins en moins les moyens d’imprimer des livres. Technologie couteuse qui implique une avance financière, une gestion des stocks et du pilonnage… Les éditeurs aussi n’auront d’autres choix que de favoriser le numérique.

Un nouveau modèle, sur le principe de la coopération, ne peut que se mettre en place. L’éditeur est indispensable dans la chaîne, en tant que formateur et spécialiste de la maïeutique littéraire. S’il veut jouer ce rôle, il doit se remettre à bosser avec les auteurs et ne pas tenter de leur imposer des droits numériques à 25 %. Des partenaires partagent. Et si l’éditeur travaille peu avec ses auteurs, il devra se contenter de peu, pas de l’essentiel. Ainsi, l’éditeur sera incubateur de talents et peut-être conservera la reconnaissance des auteurs confirmés.

Notes

  1. Ce scénario a déjà commencé pour la musique et le cinéma… mais la migration est lente parce que les coûts de production sont encore élevés comparativement à ceux du livre, domaine qui est toujours resté artisanal.
  2. Je n’ai pas fait entrer en ligne de compte le piratage inévitable qui s’en suivra… et qui ne sera pas une raison pour rester accrocher au papier, mais, plutôt, pour enfin basculer à l’économie de l’abondance.
  3. Je me prépare à la transition en basculant tous mes textes au format ePub, le format aujourd’hui qui s’impose comme solution multiplateforme.
  4. Je serai jeudi à la Cité des Sciences de Paris pour discuter de tous ces sujets.