Je ne suis pas technophile. Je me fiche du dernier gadget d’Apple ou de Sony. Je ne m’intéresse qu’aux changements qui pourraient survenir dans ma vie et dans la société. Mon intérêt pour le livre électronique, comme pour Internet, est donc politique. Si je me préoccupe de l’avenir du livre, c’est parce que l’économie du livre me déplait, tant que du côté créatif que du côté financier.

Si nous n’étions pas dans une impasse, je me satisferais des livres papier qui encombrent par millier ma maison et que je continue à lire avec plaisir. Mais mon plaisir présent ne suffit pas à me faire oublier tout ce qui cloche dans un système vérolé par la distribution et figé par des éditeurs qui se prennent pour des profs des écoles, et administrent leurs bons points aux auteurs, sans réussir à leur faire gagner de l’argent en général.

Alors, j’ai l’espoir qu’une nouvelle technologie redistribue les cartes. Pour moi, le livre électronique ne fait que pousser un cran plus loin la révolution du Web, que démultiplier la liberté d’expression, que rendre enfin accessibles tous les textes longs, sans le passage préalable par un comité de censure (l’effet blog appliqué non à la presse mais à l’édition… vous imaginez le grabuge).

Aujourd’hui, via le Kindle d’Amazon, les lecteurs achètent les mêmes titres que dans les rayons traditionnels. Pour le moment, le Kindle n’a donc pas fait émerger de nouveaux auteurs, mais ce n’est pas une raison pour ne pas espérer. L’iPad, un lecteur plus ouvert, au même titre que les lecteurs de dizaines d’autres acteurs, acceptera tous les ePub disponibles. Alors, tous les auteurs pourront dire que leurs livres sont disponibles, sinon édités. Les éditeurs alternatifs comme publie.net feront profiter de leurs découvertes à un nombre de plus en plus grand de lecteurs.

Dans l’édition aujourd’hui, publier un livre implique d’investir, au minimum l’impression de plusieurs centaines d’ouvrages. Je refuse la nécessité de l’investissement préalable, qui est au fondement même du capitalisme. Pour envisager quelque chose, tu dois avoir du capital, si tu n’en a pas, tu t’endettes (tu te lies de manière non réciproque et tu renonces à ta liberté). Pour moi, n’importe qui n’importe où dans le monde doit pouvoir diffuser ses créations, qu’il soit riche ou qu’il soit pauvre sans recourir au capital. Force est d’admettre que ce n’est pas le cas avec le livre papier (l’impression à la demande ne résout qu’imparfaitement le problème). Voilà pourquoi il est urgent de construire un nouveau modèle en parallèle.

La liberté de diffuser doit se doubler d’une liberté d’accès. N’importe qui doit pouvoir lire, qu’il soit capable de payer ou qu’il en soit incapable. Voilà pourquoi je suis également contre des DRM (mécanisme embedded dans le livre papier). J’accepte que les livres électroniques soient en vente chez les éditeurs et les distributeurs, mais j’exige aussi qu’ils circulent de la main à la main. Je ne veux pas qu’un critère financier quelconque bloque l’accès à la connaissance comme à l’art. Et qu’on ne me dise pas qu’il y a des bibliothèques. Tout le monde ne va pas en bibliothèque, la gratuité n’est pas le seul critère à prendre en compte quand on s’intéresse à l’accessibilité.

Vous allez dire que les liseuses seront payantes. Oui comme les téléphones, ce qui n’empêche pas 90 % de la population d’être équipés. Je suis si peu technophile que je me moque des liseuses actuelles. Ce qui m’intéresse c’est de savoir que lire des documents électroniques longs devient de plus en plus confortable d’année en année, ce qui est pour moi une bonne nouvelle.

Voilà pourquoi le livre électronique mérite qu’on s’y intéresse (je dis bien le livre, les liseuses on s’en fiche). Peut-être qu’au final, le vieux modèle se réinventera à l’identique. Mais nous avons l’exemple de la musique. Les MP3 n’ont jamais aussi facilement circulé. J’espère qu’il en ira de même avec les livres. Je n’ai pas forcément l’espoir que le nombre de lecteurs se démultiplie, mais tout au moins que l’écosystème des œuvres connaisse une révolution, de la même manière que le monde de la presse connait aujourd’hui une révolution.

J’ai envie de voir le champ où je m’active depuis des années vivre sa transition. J’en ai assez des éditeurs qui n’éditent que des livres qui ressemblent aux livres qui ont déjà marché. Des troubles-fête réussiront à casser de temps en temps leur logique, ce qui suffira à oxygéner la bookosphère.

Bien sûr que le livre est une bonne technologie, mais elle est politiquement et créativement insuffisante aujourd’hui. J’ai l’espoir que le livre aussi bascule dans l’économie de l’abondance, chose que le papier (par nature en quantité limitée) ne permet pas.

Si aujourd’hui je vendais 100 000 exemplaires de mes livres quelle serait ma position ? Est-ce que je serais prêt à casser mon privilège d’auteur à succès ? Je ne peux répondre. Seulement dire que j’en ai eu assez à un moment donné d’écrire des livres qui se vendaient, mais qui ne m’intéressaient plus. Alors si je vendais à 100 000 exemplaires mes investigations actuelles sur le papier, serais-je plus silencieux au sujet du livre électronique ? Cette question n’a pas beaucoup de sens puisque ce n’est pas le cas. J’ai déjà tourné le dos au système, en quittant des jobs grassement payés, puis en quittant un champ de l’édition rémunérateur… J’ai toujours été dans la position de celui qui quitte pour partir explorer.

Dans le monde de l’édition, et dans la société en général, il me semble qu’il y a deux grandes catégories de gens (c’est bien sûr une caricature). D’un côté, ceux qui aiment bien Michel-Ange et se contentent de retoucher ses statues, un peu comme Viollet-le-Duc l’a fait avec nos églises. Et puis il y a ceux qui partent d’un bloc de marbre quasi vierge et le façonne avec les outils de leur temps. Je me place dans cette seconde catégorie à risque. Je n’ai même pas choisi. C’est un héritage sans doute, celui de ne pas être né dans un milieu culturellement installé peut-être.