Beaucoup croient que le passage au numérique pour le texte n’implique qu’un changement de support. « Une révolution du média », disent-ils. Ils ignorent ce que nous expérimentons depuis une dizaine d’années sur nos blogs et autres formes textuelles sur le Web. Pourquoi la production écrite explose-t-elle en ce moment ? De nouvelles perspectives se sont ouvertes et nous les explorons, excités à l’idée d’entrer dans des territoires neufs.

Pendant ce temps, les classiques, que je ne qualifie pas de rétrogrades pour ne pas les ostraciser, voudraient que nous écrivions comme Proust, que nous produisions des œuvres qui ressemblent à celles du passé, tout au moins du xxe siècle. Mais qu’écrirait Proust aujourd’hui ? Croyez-vous qu’il renoncerait à la forme réticulaire ?

Pendant que les jurés Goncourt s’apprêtent à décerner leur palme, les véritables œuvres d’aujourd’hui échappent à leur entendement. Ils ne les voient pas, ce qui suffit à montrer le décalage qui existe entre la création et la production normalisée. Ces œuvres contemporaines ne peuvent tout simplement pas être contenues dans un livre papier quelle déborderaient sans cesse et qui serait incapable d’en transcrire la matière même. Elles ne peuvent pas recevoir un prix conçu il y a plus d’un siècle.

J’ai la conviction que nos blogs, certes pas tous, certes pas tous les billets, tracent des histoires propres au xxie siècle. Nous ne produisons plus un texte borné, avec un début et une fin, ou même avec un auteur unique, mais des textes qui s’entrecroisent à travers les liens et surtout les commentaires qui s’alignent à leur suite et qui participent à l’œuvre.

Nous créons des espaces textuels qui n’ont plus rien de linéaire et qui se déploient sur des dimensions multiples que le numérique a ouvertes pour nous. Chaque œuvre devient une métaphore de l’ensemble de la littérature. Alors que nous ouvrions des livres avant de passer à d’autres, nous ouvrons des billets avant de passer à d’autres, à l’intérieur d’un même corpus avec le risque incessant de remonter un lien vers ailleurs, de s’engloutir dans les commentaires, de remonter chez les commentateurs eux-mêmes…

C’est une expérience de lecture nouvelle, déjà évoquée par Borges. Une mise en abîme. Imaginez une vie de lectures concentrée dans une seule lecture. Babel dans un seul site. Une œuvre comme la bibliothèque universelle. Alors nous auteurs n’alignons plus de grands flots de textes, mais des morceaux, livres en miniature que l’on tire et remet dans les rayonnages au fil de nos pérégrinations.

Entendez François Bon quand il dit que son meilleur livre est son site. Les classiques ne veulent pas voir cet objet qui pourtant est la seule littérature contemporaine. Certes il existe d’autres littératures produites en ce moment même, mais elles ne sont pas contemporaines, car rien ne les aurait empêchées de naître hier, à l’exception de ce qu’elles disent, quoique pas toujours. Le refus de la forme présente dénote à mon sens un refus du présent. De ce que lui seul pour la première fois dans notre histoire peut nous amener à formaliser.

Vous allez me dire que cette révolution n’a pas besoin du livre électronique. Au contraire, nous avons besoin d’engins toujours plus confortables pour explorer la nouvelle littérature réticulaire. Tout le monde croit que les liseuses nous aideront seulement à lire les livres du passé alors qu’elles nous offriront une nouvelle expérience de lecture adaptée aux écritures fragmentaires et interconnectées d’aujourd’hui.

Le débat entre le vieux monde de l’édition et le nouveau prête à sourire. Tous les acteurs parlent d’objets textuels d’un autre temps : des livres. Peut-être que c’est tout autre chose qui émergera au grand jour. Ces objets encore incernables et que personne ne semble encore capable de vendre, de voir, de critiquer, tant ils se dérobent à l’enfermement.

J’espère avoir montré par cette évocation de ce qui est pour moi une œuvre littéraire contemporaine que l’écriture n’utilisait pas le numérique juste comme un support de diffusion, mais qu’elle en faisait sa matière même. Nous sommes bel et bien dans la même situation que le photographe qui passe de l’argentique au numérique, qui fait des effets et d’une infinité de nouvelles possibilités techniques, le sujet même de son art.

L’analogie avec la photographie est profonde et non approximative comme des commentateurs le pensent (et vous les voyez ainsi surgir dans l’œuvre même, comme François Bon a surgi par un lien). Si on se limite à voir le passage au numérique comme une simple transposition des livres d’un média à un autre, on passe à côté d’une évolution gigantesque de la lecture et de la matière même dont se nourrissent les lecteurs.