Les auteurs n’ont peut-être jamais été aussi pauvres. C’est ce que me disent mes amis qui ont connu les années 70 ou 80 ou même 90. La faute à qui ?

Dans une tribune du Monde, le collectif des 451 vient de s’en prendre au numérique. Ironie de l’histoire, leur manifeste a aussi été publié sur un blog. Cette façon d’attaquer un média en utilisant le média lui-même n’est pas neuve. Je l’ai évoquée dans L’alternative Nomade. Extrait :

En 1505, les bénédictins de l’abbaye de Sponheim, près de Mayence en Allemagne, profitèrent de l’absence de leur abbé pour lui faire payer sa dureté. Par vengeance, ils détruisirent la bibliothèque privée de cet érudit porté sur l’astrologie et la cryptologie.

Il faut dire que depuis plus de vingt ans l’homme pieux ne cessait de martyriser ses ouailles. Un jour de février 1482, alors que venant d’Heidelberg il regagnait sa ville natale, un orage l’avait poussé à rebrousser chemin vers l’abbaye. Il estima, sans guère se tromper, que le ciel l’avait guidé. Un an plus tard, le voilà élu abbé. Les moines se mordirent longtemps les doigts d’avoir attribué leurs suffrages à cet inconnu.

Johannes Trithemius se fit vite comprendre. Fini l’oisiveté. Au travail. Des novices aux convers, tout le monde fut réquisitionné pour restaurer les bâtiments délabrés comme pour copier et recopier des centaines de manuscrits. En quelques années, la bibliothèque de Sponheim devint l’une des plus importantes de Germanie avec plus de 2 000 ouvrages.

Les moines râlaient contre le sadisme de leur abbé qui leur refusait l’usage de la presse de Gutenberg inventée cinquante ans plus tôt. En 1492, dans son De laude scriptorum manualium, Johannes Trithemius avait justifié sa position en prétendant que l’imprimerie poussait les moines à la superficialité : lire sans copier empêchait de pénétrer un texte en profondeur. Donc, éloignait de la parole de Dieu.

Pire, les moines, qui renonçaient à leur fonction de scribe, se retrouvaient oisifs, allant à l’encontre de la règle de Saint Benoit qui exigeait une occupation continuelle. Pire encore, l’imprimerie avait multiplié les livres au point que les novices pouvaient les consulter sans être guidés par leur maître. Étudier seul, c’était risquer de se perdre. La nouvelle technologie pouvait autant rapprocher de Dieu que du diable, peut-être plus du diable que de Dieu.

Ironie de l’histoire, Johannes Trithemius fit imprimer son éloge de la profession de scribes. Livre trop important aux yeux de son auteur, il devait être lu, vite, largement. Pour mieux avertir des dangers de l’imprimerie, il fallait passer par elle. Bataille perdue d’avance. Ainsi aujourd’hui beaucoup critiquent le flux dans le flux lui-même. Ils se plaignent de la débauche d’information en nous assommant avec leurs informations. Same player, shoot again!

Nos amis du collectif des 451 ne font qu’imiter Johannes Trithemius. En choisissant le nouveau média pour véhiculer leurs idées, ils en démontrent en même temps l’légitimité. Malheureusement, ils commettent une erreur que l’abbé n’a pas commise. Sur leur blog, en une, ils utilisent une image dont ils ne stipulent nulle part la source (j’ai peut-être mal cherché – Phil-Paul Lambert trouve ailleurs la source après la publication de ce billet, Londres, Bibliothèque de Holland House après un bombardement, septembre 1940). Je suis sûr d’une chose, les auteurs seraient moins pauvres s’ils étaient moins pillés, exploités, méprisés !

Nous créons la matière première de la chaîne du livre et nous en sommes les derniers bénéficiaires. Alors, quand nous tentons de nous autopublier, certains avec un succès planétaire comme EL James, il ne faut pas nous en vouloir. Nous cherchons à rétablir un équilibre cassé depuis longtemps. Le numérique ne conduit pas à notre perte, il est depuis longtemps notre meilleure chance de nous en sortir.

Les acteurs de la chaîne du livre qui s’attaquent au numérique souhaitent-ils défendre le livre ou leur intérêt corporatistes ? Je vous laisse trouver une répondre.

Note amusante

Toujours dans L’alternative Nomade, je cite Agamben, un des principaux signataire du manifeste. Extrait :

Ivan Illich attire l’attention vers deux formes de lecture. La lectio spiritualis ou lecture livresque : continue, profonde, intense, linéaire, à accès séquentiel, du début à la fin (quand je lis au lit, dans mon hamac, au bord de la mer ou en garrigue…). La lectio scholastica : pratique, rapide, avec accès direct à l’information recherchée (quand je travaille devant mon ordinateur où défilent les fils de conversations).

Pour Illich, depuis le xiie siècle, les technologies d’accès direct n’ont fait que se perfectionner. Il craignait que, sous l’influence des ordinateurs, cette lecture scholastica devenue ultraperformante ne nous détourne définitivement de la lecture livresque, cette lecture silencieuse au temps long, qui n’aurait été qu’une étape historique.

« C’est pourquoi il faut arracher aux dispositifs (à tous les dispositifs) la possibilité d’usage qu’ils ont capturé. La profanation de l’improfanable est la tâche politique de la génération à venir », écrit Giorgio Agamben. Sous-entendu, nous devrions nous défier de l’ordinateur, nouveau grand Satan et nous précipiter vers un monde naturaliste et non technologique.

« L’enjeu est donc éminemment politique : lutter contre la logique de la dématérialisation du livre par la numérisation, c’est lutter contre une forme de production de sujets à intensité faible, enfonce le clou Rémi Toulouse dans Le Monde. […] Il s’agit d’œuvrer à la prolifération et à la défense des outils et des techniques qui, dans notre cadre sociohistorique, sont les plus à même de favoriser l’émancipation et l’égalité des hommes. Et cela passe aujourd’hui sans aucun doute par la défense du livre papier […] »

Les tenants de l’information solide défendent leur univers. Mais pourquoi devrait-on préférer le livre papier aux supports électroniques qui d’ailleurs n’ont encore capturé qu’une parcelle infime de leurs possibilités d’usage ? Le livre n’est-il pas aussi un dispositif, une simple interface de lecture ? Depuis les innovations évoquées par Illich, n’est-il pas un média interactif ?

Autres réactions

  1. La matière ne change rien à l’affaire
  2. La détresse des créateurs
  3. Réponse à M. Agamben, et à ses amis

PS 7/9/2012 18:00

Je viens de demander au Monde un droit de réponse, même si nous avons déjà répondu en ligne, un peu partout. Des gens ne nous lisent pas et pourraient croire les 451.