À la suite d’Edgard Morin et de bien d’autres, je parle de complexité depuis des années et je me rends compte que ça ne passe pas. C’est une idée encore étrangère, insaisissable, voire qui fait peur.

Elle a été bannie par les religions, par la science, même par les arts, avant de s’imposer peu à peu, mais encore insuffisamment, surtout au moment où on devrait de toute urgence la prendre en compte en politique.

Quand je dis qu’il faut complexifier pour libérer, on me dit de m’occuper de l’homme et de laisser de côté la complexité. Pourtant il ne peut exister de liberté, même intérieure, sans complexité. Je vais essayer de le montrer avec quelques croquis.

Simplicité/Rareté

Simplicité
Simplicité

Un entonnoir rien de plus simple. Si on y lâche une bille, elle ne peut suivre qu’un seul chemin (rareté des possibles). Son avenir est prévisible, inévitable. Les stoïciens niaient la liberté et utilisaient cette métaphore pour décrire la vie. Inutile selon eux de se battre contre la destinée. On pouvait au mieux s’en accommoder.

Compliqué/Abondance illusoire

Complication
Complication

Le tuyau de l’entonnoir dessine un labyrinthe kafkaïen qui donne l’illusion d’abondance. Destin tout aussi inévitable, mais au prix d’une infinité de méandres.

Complexe/Abondance

Complexe
Complexe

Du fond de l’entonnoir partent un grand nombre, voire une quasi-infinité, de tuyaux. Impossible de prédire lequel choisira la bille. Nous entrons dans le domaine de la complexité. Elle jaillit d’une accumulation de simples. Jamais le compliqué ne mène à elle. Il est trop lourd, trop peu organique, pour se déployer de lui-même en une floraison fractale. La complexité, c’est le simple démultiplié.

Mimétisme

Mimétisme
Mimétisme

La complexité est la condition sine qua non de la liberté. Si la bille n’a qu’une possibilité, elle n’a aucun choix, donc aucune chance d’exercer un éventuel libre arbitre.

Quand la complexité démultiplie les possibles, donc les choix existentiels, la liberté peut se manifester et se déployer. Mais rien n’est automatique. Condition sine qua non ne signifie pas condition suffisante. Toutes les billes risquent d’effectuer le même choix. Victimes du mimétisme, elles peuvent former une foule stupide.

Individuation

Individuation
Individuation

Quand chacune des billes exerce sa volonté, chacune suit une route qui lui est propre. Tous les chemins sont explorés en parallèle, concurremment. Ainsi l’intelligence collective s’accroît. On ne se jette pas tous vers une solution miracle, un des tuyaux parmi une multitude, mais on les parcourt et en tire des leçons.

Voilà pourquoi je n’aime pas les scrutins majoritaires. La dictature de l’opinion. Cela revient à ne pas explorer, à se laisser entraîner dans une direction en négligeant toutes les autres. Se fier à la majorité, c’est refuser l’intelligence collective.

Quand la complexité se déploie, il faut explorer, essayer, faire des retours d’expérience, communiquer, partager, propager ce qui marche, écarter ce qui ne marche pas. Les décisions ne se prennent pas en haut, elles ne se prennent pas a priori par vote ou toute autre méthode, elles jaillissent d’elles-mêmes, on ne les identifie qu’a posteriori quand on écrit l’histoire.

Que du naturel

La plupart des activistes refusent mes vues sur la complexité. Ils ne les prennent pas au sérieux et peut-être que mes petits croquis ne les inciteront pas à plus d’attention. Alors je leur demande pourquoi nous serions aujourd’hui collectivement prêts à vivre autrement ? Pourquoi la nouvelle humanité n’est-elle pas née hier ?

Ils me répondent presque invariablement que l’homme a changé, qu’il est prêt. Ce changement serait presque un évènement surnaturel. Nous serions soudain plus éveillés. J’ai entendu beaucoup de gens défendre cette thèse qui tient du calendrier maya. Les crises suffiraient à réveiller les consciences. Mais l’humanité n’a jamais cessé de vivre en crise. Les riches de dominer les pauvres, les puissants d’écraser les faibles. Notre situation n’est pas plus catastrophique qu’une autre plus ancienne, et même peut-être moins.

Rassurez-vous, je pense aussi que nous sommes prêts, ou presque. Mais j’ai une explication beaucoup plus rationnelle et pragmatique. Dans L’alternative nomade, j’ai montré que la démocratisation est une réponse adaptative du corps social à la complexification. Nous n’adoptons pas la démocratie uniquement parce que nous sommes plus sages mais parce qu’elle est bien plus efficace pour encaisser la complexité croissante du monde.

Démocratie et complexité
Démocratie et complexité

La démocratie représentative aura été une étape dans cette symbiose avec la complexité. D’autres formes politiques devront émerger pour que nous poursuivions cette histoire, sous peine d’entrer en régression. Donc pas de fatalité. L’homme est poussé à changer. S’il ne change pas, il connaîtra un nouvel âge noir. L’histoire nous a habitués aux marches arrières. Preuve qu’il n’existe pas d’évolution psychologique irréversible. Nous avançons sur des œufs.

Pour répondre à la complexité croissante du monde, nous devons nous individuer afin d’accroître l’intelligence collective. Mais pourquoi s’individuer ? On a de la chance. L’individuation démultiplie la puissance d’être. Plus on s’individue, plus on est heureux. C’est le secret du bonheur au temps de la complexité. Un bonheur communicatif, d’autant que pour s’individuer il faut complexifier, ouvrir de nouvelles routes.