Internet devait nous aider à changer le monde, vite. Il le fera sur le long terme parce qu’il impose une structure horizontale au vieux modèle hiérarchique, mais la transition sera plus douloureuse qu’espérée, parce que les promoteurs d’Internet eux-mêmes ont failli.

  1. Souvent les startupers commencent en libre et finissent en propriétaire. Exemple, parmi une multitude, MakerBot et ses imprimantes 3D. Le don, le partage, le libre, c’est bien tant qu’on ne gagne pas une tune, ou qu’on la pique à ceux qui en gagnent. Ce n’est que du marketing. Quand un gros bonnet comme Jeff Bezos débarque avec ses millions, on l’embrasse.
  2. Pour survivre, les défenseurs de la civilisation du don recourent à des subventions étatiques ou de fondations, elles-mêmes financées par la société privative. Ils se menottent avant même d’avoir gagné le champ de bataille.
  3. Pour faire bonne figure, les géants du Net reversent des services et des API à la communauté. Rarement de l’argent avec lequel nous pourrions acheter des patates ou payer nos loyers. Non, ils veulent nous laisser dans la dépendance. Et le jour où nous avons une bonne idée, ils nous la rachètent, si bien que le monde du libre se voit sans cesse pillé de ses meilleures innovations ainsi que de ses meilleurs cerveaux qui basculent dans le monde privatif. Le champ du libre est exsangue. C’est une sorte de bouillon de culture qu’on entretient pour y cueillir les meilleures pousses. Qu’il foisonne et le privatif en souffrirait. Hors de question.
  4. Les services et API si généreusement reversés le sont sans aucune garantie de continuité. Par exemple, Twitter ferme peu à peu son API, acceptant qu’on lui envoie des clients, mais appréciant peu d’en envoyer à des tierces parties. L’ouverture, c’est bon en théorie, et surtout pour les autres. Il en va ainsi d’une manière générale avec l’ouverture, surtout dès qu’on touche à la politique ou à la finance.
  5. Les fils RSS qui garantissaient l’indépendance de l’information par rapport à un support, ces fils qui alimentaient le flux d’une manière pure et brute, sont ainsi peu à peu effacés de la toile. Google interrompt son Reader. Pas rentable. Et surtout philosophiquement incompatible avec le monde privateur. On préfère les API dont on peut à tout moment changer les conditions d’utilisation. La volonté de contrôle s’impose.
  6. N’utiliser que des services et logiciels libres ne garantit donc pas notre indépendance. Même Ubuntu s’est montré faillible comme l’a dénoncé Stalmann. Quand les pièces d’or miroitent au fond de la fontaine, peu de gens résistent longtemps avant de plonger. Le libre ne sera qu’une chimère tant que par ailleurs la société sera privatrive.
  7. Les internautes eux-mêmes trahissent. Leur grégarisme les attire à se regrouper en foule autour de quelques services qu’ils consacrent comme les divinités, certes provisoires, mais non moins surpuissantes. L’horizontalité technique se voit recouverte par une verticalité sociale d’une force rare, et qui interdit toute innovation politique. La publicité en devient plus facile à mettre en œuvre. On nous pousse à toujours plus de mimétisme pour entretenir le phénomène.
  8. Et les acteurs moins puissants, qui tirent eux aussi leur revenu de la publicité, se révoltent quand les internautes utilisent des filtres antipub comme AdBlock. Eux aussi trahissent. Leur indépendance financière illusoire ne tient qu’à notre soumission à un modèle marketing privateur des libertés les plus élémentaires puisque tout est fait pour nous imposer des choix qui ne sont pas nôtres. « Offrez vos cerveaux en échange de nos informations. » est une tactique éculée qui s’impose sur le Net aussi.
  9. La traîtrise va plus loin quand, au nom du 2.0, elle s’attaque aux droits de l’homme. L’esclavage a été aboli, il revient par le réseau. Exemples encore une fois innombrables. TED étant celui qui me fait le plus froid dans le dos. En plus d’imposer un format de conférence étriqué, ridiculement peu interactif, on prétend nous présenter les plus grandes avancées du présent, on vend en conséquence les sièges des conférences à des sommes mirobolantes, avec promesse de networking extraordinaire. Bénéfice à la clé pour les créateurs de la chose pendant que des armées de bénévoles organisent partout dans le monde des TEDx promotionnels où même les conférenciers ne sont pas rémunérés, logique puisque entrepreneurs ils viennent vendre leur salade ou que fonctionnaires ils se font mousser aux frais de notre princesse.

Moi-même je ne suis pas clair. J’offre des textes, j’en vends d’autres, je me fais payer quand je donne des conférences, parce que justement je dois pouvoir acheter des patates, mais je ne poursuis pas l’enrichissement aveugle, au mépris de mes valeurs. Je reproche aux traîtres d’avoir tourné le dos à ce qui les a un jour animés.

Je leur reproche plus encore de prétendre œuvrer pour la société du partage alors qu’ils la maltraitent tous les jours davantage. Si Tim Berners-Lee les avait imités, nous n’aurions sans doute pas le Web pour discuter de tout cela. Nous serions enfermés dans des solutions propriétaires, type iPhone Apps.

Pour fuir l’imposture qui se généralise, j’ai songé à fermer mon compte Facebook, à vendre aux enchères sur Leboncoin mon compte Twitter, à disparaître de cet Internet dominé par les traîtres, à me réfugier sur mon blog, mais alors je me serais retrouvé en tête à tête avec ceux déjà convaincus de la trahison. Le monde 100 % libre n’existe pas. Il naît dans le monde privateur. Tenter de s’arracher de ce dernier est vain avant l’âge adulte. Il faut au contraire l’habiter pour y puiser les ressources nécessaires à la construction de ce qui est encore une utopie, en veillant à rester droit dans ses pompes, sans trahir la cause.

Mini manuel de lutte

  1. Naviguer avec des filtres antipub comme AdBlock.
  2. Libérer les solutions privatives en les piratant.
  3. Revenir aux flux RSS avec un lecteur comme Feedly.
  4. Ne pas s’interdire les réseaux sociaux privateurs, mais ne pas en devenir esclave.
  5. Plus que jamais privilégier les sources alternatives de type blog.
  6. Donner quand on le peut.