Je n’aurais jamais osé un tel titre. Il est de Lilas mon éditrice chez Fayard suite à mon entretien avec Dominique Bouchard pour Unwalkers.

Avant de reproduire notre dialogue, j’en profite pour envoyer une pique à un autre chroniqueur, Laurent Greusard, qui a écrit sur La Quatrième Théorie :

[…] le roman ne développe pas une prise de parole originale sur l’informatique, l’enjeu des nouvelles technologies et le contrôle […]

Il pouvait tout me dire sur ce roman, mais pas ça, surtout sans argumenter, sans discuter. La dispute courtoise avec Dominique est un début de réponse.


— Thierry Crouzet, écrivain, d’autres cordes à votre arc ?

— Je reste développeur, mais pour le plaisir. C’est d’ailleurs une forme d’écriture. Sans cette compétence, je n’aurais pas écrit La Quatrième Théorie sur Twitter. J’ai eu besoin de créer un robot pour rapatrier les tweets sur un blog et recréer la continuité du texte pour faciliter l’interaction avec les premiers lecteurs. En 2008, aucun n’outil genre IFTTT ne faisait ça.

— Le choix d’écrire en tweet est une contrainte avant tout, mais une contrainte qui force l’écrivain à se surpasser, non ?

— La contrainte n’est pas là où on pense. J’ai analysé la longueur moyenne des phrases de nombreux écrivains, souvent on a un pic autour de 80-100 caractères. Donc avec les 140 de Twitter on a du mou. La contrainte c’est de réussir à raconter quelque chose en 140 caractères pour inciter le lecteur à lire les 140 caractères suivants. C’est comme si chaque tweet était l’épisode d’un feuilleton. Tu ne dois pas te contenter de bien finir chacun de tes chapitres, tu dois idéalement travailler chacune des phrases. Si tu échoues, la punition est immédiate. Les lecteurs arrêtent de te suivre et d’interagir. Écrire sur Twitter n’a alors plus aucun intérêt.

— Dans le livre, j’ai l’impression qu’on passe en revue beaucoup de mouvements, protestataires, conservateurs, mais peu d’anarchie en fait, et surtout vous n’accordez confiance à personne, le doute est toujours là, volontaire ?

— Des conservateurs, oui, il en est question. Dans le roman, je les appelle les Croisés. Ils défendent la société hiérarchique qu’elle soit politique, religieuse, économique, philosophique… Ça fait du monde. Je pense qu’ils sont alliés. Ils ont des intérêts communs.

Mais des protestataires, je n’en vois pas. Je suis d’une manière générale contre la protestation, l’indignation, même contre la résistance. Nous avons le devoir de trouver des solutions, donc de créer. Les Freemen, les adversaires des Croisés, sont pour une grande part des anarchistes.

Mais encore faut-il s’entendre sur une définition de l’anarchie. Il en existe autant que d’anarchistes. Pour moi, un anarchiste refuse la centralisation, c’est-à-dire toutes les formes de pouvoir incarnées par une élite, il privilégie les organisations horizontales. Les Freemen dans le roman sont donc anarchistes selon cette définition, qui correspond en gros à celle de Chomsky. Ils ont compris que pour régler les problèmes contemporains, engendrés par une complexité croissante du monde, les approches hiérarchiques sont inopérantes. Et ils agissent en conséquence, notamment en s’interconnectant en réseau.

Et comment ne pas douter ? La plupart des expériences anarchistes ont capoté. Les anarchistes deviennent souvent les pires dictateurs, ou finissent manipulés par les forces traditionnelles. Et puis face à la complexité, nul ne peut prétendre détenir une solution. Le doute est nécessaire. J’aimerais que nos politiciens doutent un peu plus souvent plutôt que nous annoncer qu’ils vont régler nos problèmes par le haut. En agissant ainsi, ils se positionnent tous dans le camp des Croisés.

— Bon, cette trame elle te vient d’où, cauchemar, réflexion, envie de vomir sur la toile et le monde ?

— Pas un cauchemar, un simple constat. Il faut inventer des formes d’organisation adaptées à notre monde, arrêter de s’appuyer sur des modèles vieux de plusieurs siècles. C’est le sujet de tous mes livres depuis Le peuple des connecteurs. La Quatrième Théorie est devenue roman parce que j’ai rencontré aux États-Unis des intégristes chrétiens qui ont tenté de me convertir. Ils étaient la quintessence croisée, ils étaient encore en croisade. Bush était l’un d’eux. Ils sont innombrables. Mais c’est tellement incroyable que seule la fiction peut se lancer dans un tel sujet.

Quant à vomir, non, c’est pas mon truc. Je n’aime ni les écrivains qui se regardent le nombril ou qui passent leur temps à nous maintenir la tête sous l’eau. Le monde a déjà la tête sous l’eau, nous devons imaginer comment l’en sortir.

Les Freemen ont une réponse, elle passe par une autre organisation, une autre approche des problèmes, c’est une nouvelle méthode politique. Et nous avons tous les jours la preuve qu’ils sont pourchassés par les Croisés. Assange par le FBI. Les pirates par la loi Hadopi. Et ce n’est pas prêt de s’arrêter. Les Croisés défendront jusqu’au bout leur modèle. Ils vivent du contrôle et ils n’y renonceront pas.

— Anarchie oui pour les Freemen, mais quand même, dictature avouée en fait, moi je préfère prôner la destruction comme en 77 même si Proudhon et Bakounine m’intéressent, je ne vois plus la démocratie comme mode de fonctionnement et je ne suis pas sûr que son extension par le web soit une bonne chose…

— Tu te places donc dans le camp des Croisés, des dictateurs justement, qui tentent de détruire toutes les libertés, pour affermir leur contrôle. Saccager la nature, pour provoquer les peurs. Affaiblir les hommes pour mieux les dominer. Inutile de vouloir la destruction. Elle est déjà à l’œuvre à une échelle sans précédent. C’est le job des conservateurs. Leur monde croule, et comme ils ne veulent pas se remettre en cause, ils précipitent l’effondrement. On y va tout droit.

Dans le roman, j’insiste sur une loi fondamentale encore trop mal comprise. Quand tu détruis, tu simplifies le système. Un système plus simple est plus facile à contrôler. Il favorise le durcissement politique, l’émergence de la dictature. C’est ce qui s’est produit en Espagne en 1936 après la révolte anarchiste. Détruire ne mène qu’à renforcer la position dominante des Croisés. Le seul job contestataire, franchement subversif, c’est de reconstruire, pas de donner un coup de main aux destructeurs. Il faut balayer leur monde, non pas en le combattant mais en l’ignorant tout en proposant une nouvelle possibilité viable.

Tu vois la dictature chez les Freemen ? Elle est possible bien sûr. Le roman n’est pas manichéen. Je montre que le totalitarisme peut jaillir chez ceux-là mêmes qui le haïssent le plus. Mais tous les Freemen ne succombent pas, surtout pas Jason, Mitch, Extase, DS, Dan… Ils s’en tiennent à l’idée de refuser les hiérarchies, la gradation entre les êtres, ils ont compris que le réseau était vital pour y parvenir.

La dictature l’a emporté jusqu’à aujourd’hui parce que les hommes et les femmes libres étaient dans l’incapacité de se rencontrer, de se parler, de s’organiser. Cette possibilité technologique change tout. Plus besoin de structures hiérarchiques pour mener à bien des projets de grande envergure. En s’interconnectant, on peut enfin construire en se passant de petit-chefs en tout genre. On peut accroître la complexité du monde, le rendre incontrôlable, et nous éloigner de la dictature.

Et tu as raison, nous dépassons alors la démocratie. Elle a toujours été une dictature déguisée puisqu’elle se résume à nommer des représentants qui gouvernent à la place du peuple. Si on fait l’économie des hiérarchies, on supprime la nécessité des représentants, donc on dépasse la démocratie, mais ce n’est possible qu’avec le réseau. Sans réseau, les communautés Freemen sont trop étriquées, trop simples et elles sombrent inévitablement dans la dictature.

Une société non hiérarchique durable n’est possible qu’avec un réseau global qui lui évite de s’effondrer sur elle-même.

— D’accord et pas d’accord, car seuls trois ou quatre Freemen veulent le bien si on peut dire. Les autres sont dans un chalet en Suisse reproduisant le même système, c’est ce qui est intéressant dans ton livre, c’est qu’il est humain, tu redonnes de l’humanité aux hommes, avec leurs défauts et qualités.

Quand à tout raser, oui, je ne vois aucun modèle actuel passé, expérimenté, qui marche, on arrive au bout des démocraties marchandes, oui tout raser pour reconstruite, quoi, je ne sais pas, mais là on est dans le mur, une classe émergente qui détient tout, une classe politique qui depuis 50 ans ne change pas, le mur est là.

Combien de temps cela peut-il durer ? Tant que les gens ont leurs écrans plats, leurs crédits, leurs bagnoles neuves, leurs iPhones, leurs fringues de marque… pendant ce temps les invisibles (sdf, quart monde) crèvent.

J’ai aucun espoir, travaillant avec des élus, je vois leurs changements, je vois le fonctionnement en microcosme d’une démocratie. Bref, un ami m’a dit qu’il n’y aurait pas de révolution parce que derrière il n’y a rien à espérer, qu’en penses-tu ?

— J’ai l’impression que tu n’as pas entendu ma réponse précédente. Que veux-tu raser, qu’est-ce qu’il reste à détruire ? Tu dis toi-même que la démocratie est exsangue. Le rêve d’équité s’est envolé. Le monde capitaliste est moribond. Pas besoin de lui administrer le coup de grâce. Le mur, on l’a déjà pris dans la figure. À quoi bon se retourner pour abattre les derniers moellons ? Il faut aller de l’avant, même si c’est beaucoup plus exigeant. Et si la plupart des gens refusent de voir cette possibilité. Quand tu leur en parles, il semble ne pas t’entendre, tellement ils ne jugent le monde que par le prisme pyramidal.

Alors qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Les anarchistes espagnols avaient oublié de répondre à cette question. Quand on leur a offert le pouvoir, ils ont été obligés de le concéder aux communistes. Il faut arrêter de pleurnicher, de répéter les mêmes analyses de ce qui ne tourne pas rond. C’est désormais stérile. Il faut agir. Les Freemen agissent.

Dans La Quatrième Théorie, ceux parmi eux qui se fourvoient ne réinventent pas une structure sociale existante, ils expérimentent quelque chose qui serait neuf dans l’histoire de l’humanité (théorie 1 par opposition aux très communes théories 2 et 3). Je ne détaille pas pour ne pas révéler l’intrigue, mais c’est du jamais vu, pour une simple raison, le recours obligatoire à la haute technologie. C’est un modèle possible, certes effrayant, mais qui peut très bien survenir.

Les autres Freemen, adeptes de la quatrième théorie, ceux dans lesquels je me reconnais, ne sont pas trois ou quatre mais des millions. Ils aident Idé et Mitch, ils luttent contre les Croisés, ils reconstruisent le monde, tournant définitivement le dos à celui qui croule.

Je ne mets en scène qu’une poignée d’entre eux dans le roman, mais Casabaldi représente tous ces invisibles. Et ces Freemen existent bel et bien dans notre réalité, par millions. Ils bossent déjà. On ne les voit pas quand on passe trop de temps devant les mauvais écrans. D’ailleurs, les grands médias, détenus par les Croisés, n’en parlent jamais, sinon pour dénoncer le terrorisme de Wikileaks, des hackers, des paysans de kokopelli, des adeptes des monnaies libres… Ils ne veulent pas d’un autre monde où leurs anciens privilèges, ou mêmes statuts, n’existent plus. Il suffit de tourner les yeux dans une autre direction pour découvrir que le monde d’après est en chantier.

Donc pas besoin de révolution, les révolutions passent nécessairement par une phase de destruction, donc de simplification, donc ouvrent la porte à la dictature. Elles nous ramènent plus ou moins vite à notre point de départ. Les Freemen ne veulent pas tomber dans ce piège une fois de plus. Ils ont retroussé leurs manches. Plus nous serons nombreux à les rejoindre, plus leur monde deviendra visible, plus l’ancien finira vite de se consumer. Et tout cela est possible parce que nous avons le réseau, parce que nous pouvons nous parler.

Pourquoi blogues-tu si ce n’est pas pour faire circuler l’information autrement, horizontalement ? Tu appliques la stratégie que les Freemen entendent étendre à l’énergie, à la nourriture, à la culture, à la santé, aux produits manufacturés… Voilà ce que nous devons faire. Créer et reconstruire.

— Oui, c’est beau sur le papier, mais le mur n’est pas tombé. La société marchande tient bon, les sites les plus fréquentés sont les sites de cul ou d’entairnement. Je sens plutôt une lobotomisation par le web, serai-je pessimiste ? Moi, je te sens utopiste.

— Si l’œuvre des Freemen était évidente, visible par tous, je n’aurais pas eu besoin d’écrire La Quatrième Théorie. Et tu ne me poserais pas ces questions. À la fin du livre, j’aligne trois pages de faits réels qui ont nourri la fiction, ils parlent tout autant des actes des Croisés que de ceux des Freemen. Preuve qu’il ne s’agit pas d’une utopie, mais de notre réalité pour qui ne se contente pas de se faire intoxiquer par la pensée dominante.

Mais un changement de monde ne peut impliquer sept milliards d’êtres humains en même temps. Nécessairement, certains engagent le changement avant les autres. Je décris le travail de ces précurseurs. Les attaques qui se répètent contre eux, sans cesse plus visibles, suffisent à prouver qu’ils gagnent tous les jours de nouvelles batailles. Mais la guerre sera longue. D’une certaine façon, elle n’a pas encore commencé, parce que la plupart des gens ne la perçoivent pas.

— Revenons au livre. Nos digressions peuvent ennuyer, peut-être. Comment as-tu réussi à égaliser la réflexion et l’action toutes les deux omniprésentes ?

— J’ai écrit La Quatrième Théorie en même temps que mon essai L’Alternative Nomade et des centaines de billets sur mon blog. Ça pétait dans tous les sens comme aurait dit Flaubert. J’ai surtout écouté les lecteurs de l’autre côté de Twitter. Dès que je versais vers trop de théorie, ils m’incitaient à revenir à l’action et inversement. La contrainte m’a aidé. Si j’avais écrit ce livre avec un autre public, plus jeune, moins politisé, j’aurais sans doute abouti à un autre roman.

— C’est joli ce partage entre toi et les lecteurs, d’ailleurs ton livre est parfumé au partage non ?

— Le partage aura été ma coke durant cette expérience. C’est le speed ou le LSD de notre époque. Logique qu’il colore ce que nous écrivons.

J’ai d’ailleurs plusieurs fois essayé d’écrire cette histoire avant de m’y mettre vraiment sur Twitter. C’est devenu possible pour moi uniquement quand j’ai ouvert mon atelier, c’est-à-dire quand j’ai adopté le mode de vie des Freemen, quand la forme a rejoint le fond.