Chaque fois que je m’inquiète de notre internet, que j’évoque les vagues noires qui le submergent, des voix se dressent pour me dire qu’internet est bien ce que nous voulons en faire. Les agissements des grandes compagnies et des foules ne compteraient pas du moment que nous nous élevons au-dessus de leur nausée.

Nous pouvons bien faire ce que nous voulons de notre voiture. La laisser au garage, nous en servir pour aller au travail ou pour de grands raids dans les déserts d’Afrique. Nous pouvons la garder en version d’origine ou la customiser. Mais déjà quand nous appuyons un peu trop sur le champignon, nous commençons à nous heurter aux choix de la communauté, puis nous nous empêtrons dans un bouchon et comprenons le sens premier de l’interdépendance : l’emmerdement. Même de nos outils nous ne faisons pas toujours ce que nous voulons, dès que leurs usages interfèrent avec d’autres usages.

À cheval entre le IVe et le IIIe siècle avant Jésus-Christ, les épicuriens ont voulu résoudre ce problème en s’enfermant dans leur jardin. Ils pensaient pouvoir s’abstraire de l’histoire et des égarements des autres hommes. Comme la plupart des philosophes matérialistes avant eux et après eux, ils ont été ensevelis par cette histoire.

Déjà à leur époque, il était difficile de s’isoler, de vivre hors du courant principal tout en profitant de ses avancés philosophiques et politiques. Aujourd’hui, c’est devenu définitivement impensable. Même celui qui refuse la technologie la subit, ne serait-ce que par l’intermédiaire de ses miasmes. Mon jardin ne m’appartient plus, même celui enfoui au plus profond de mon esprit.

Croire qu’on peut faire ce qu’on veut d’internet revient à le considérer comme une voiture des premières heures de l’automobile. Aucune règle. Aucune contrainte. Droit de rouler à fond. Mais à ce moment, les routes n’étaient encore que des chemins de terre pour les charrettes. La vitesse y était techniquement proscrite. La route épicurienne est un songe.

D’autant plus qu’internet ne résulte pas de la somme de services juxtaposés. Internet est le réseau même de leur entremêlement. Celui qui n’est pas lié aux autres manque d’oxygène et agonise à brève échéance. Rêver d’un jardin sur internet, c’est reculer en deçà d’internet.

Ce paysage s’assombrit encore dès qu’on considère internet comme un territoire et non plus comme un assemblage d’outils indépendants. La biosphère numérique ne connaît pas plus de frontières que la biosphère terrestre. Rien n’arrête les pollutions, les ondes, les rumeurs. Il est désormais impossible de construire un internet hors d’internet. Tous embarqués sur le même bateau, nous pouvons tenter de nous protéger du tumulte, n’empêche qu’il gronde derrière les hautes grilles de notre jardin.

Et quand certains prétendent pouvoir créer leur petite intimité au sein même d’un réseau social de grande ampleur, ils manquent cruellement de la conscience qui pourrait nous aider à inventer un autre internet. On ne réforme pas un pays en déménageant. On le réforme si on est des millions à bouger. Internet a désormais atteint cette taille critique où seules les foules peuvent l’altérer.