Comment être contre la neutralité en général ? Neutralité de la justice, de l’éducation, de la santé… Autant dire comment être contre l’idée de traiter à égalité chaque être humain ? Pour certains, c’est très facile. Leur argument : « Il n’ont qu’à travailler aussi dur que nous et alors ils mériteront les mêmes droits que nous. » Pour d’autres, dont je suis, il est évident que le libre arbitre n’est pas également distribué. Pour commencer, il n’y a pas d’égalité devant la liberté.

Cette inégalité première engendre une réaction en chaîne, une démultiplication des inégalités qui ne peut être combattue que par des principes de neutralité instaurés législativement dans la société. Je suis donc un défenseur de la neutralité en général, et donc de la neutralité du Net. Reste à savoir comment atteindre cet objectif.

Aujourd’hui, par neutralité du Net, on attend une égalité des tuyaux. Les fournisseurs d’accès ne devraient pas favoriser un site plus qu’un autre. Vous devriez recevoir de mon serveur les pages de ce blog avec le même débit que les pages qui arrivent de Google. Les fournisseurs d’accès ne devraient pas monnayer leur bande passante.

Nous avons longtemps connu cette forme de neutralité. C’est terminé. Aux États-Unis, des fast lanes payantes vont être probablement ouvertes. Si demain cet internet à deux vitesses arrive en Europe, je devrais payer pour que vous chargiez mes pages à une vitesse acceptable. Alors Internet sera le domaine des caïds, un monde comme avant, un monde où les petits n’auront plus leur mot à dire.

Malheureusement, c’est déjà le cas, avant même que la neutralité du Net ne soit bafouée. Les caïds ont accès à des protocoles auxquels nous n’avons pas accès, comme l’explique merveilleusement Olivier Auber. Par ailleurs, vous chargez déjà bien plus vite les pages de Google que les miennes, mais pas à cause d’une histoire de bande passante, peu vitale pour les sites d’actualité. Une grande part de la vitesse dépend de la vitesse de construction de la page avant même qu’elle soit expédiée. Plus on a de grosses machines en amont, plus un site est performant. Et cette puissance est d’autant plus nécessaire que le Web se socialise.

On en revient à la liberté. Google a plus de liberté technique que moi, nous ne sommes pas à égalité sur le Net et introduire des fast lanes ne fera qu’accroître un déséquilibre déjà gigantesque.

D’ailleurs, les fast lanes existent depuis quelques années. Et pour tout vous avouer, j’en utilise une, par chance encore offerte gratuitement. Toutes mes pages sont mises en cache par CloudFlare. Si je veux plus de vitesse, je peux déjà payer. Et tous les gros sites payent, et Google dispose de ses propres technologies de cache.

Même si les tuyaux sont identiques, certains y envoient l’information sous haute pression alors que d’autres la dispensent au compte-gouttes. La neutralité du Net est tout simplement inaccessible. Le rêve initial, où le petit et le grand étaient à égalité est bel et bien terminé. Voilà pourquoi les plateformes deviennent hégémoniques. Plus elles centralisent l’activité, plus elles disposent de puissance de calcul et plus elles écrasent les petits acteurs qu’elles absorbent peu à peu ou enterrent dans l’underground du Net. Alors je ne reste visible que pour les internautes équipés de bonnes lunettes.

Un déséquilibre dangereux s’est créé. Le combattre en s’attaquant à l’équité des tuyaux me paraît maladroit. C’est tout simplement à la fois trop tard et inefficace. Pour que Net revienne à sa neutralité originelle, tout au moins s’en rapproche, c’est beaucoup plus haut qu’il faut taper, au niveau législatif et éthique, pas en imposant une contrainte technique.

Quelques pistes…

  1. L’effet winner-take-all favorise une répartition fractale de la puissance sur les réseaux et donc mécaniquement fabrique des géants. Voulons-nous être sous leur domination ? Cette loi naturelle est inégalitaire. Elle doit être cassée juridiquement par des lois de type antitrust (voilà pourquoi une forme d’État est nécessaire).

  2. Quand les plateformes utilisent le travail fourni par les internautes, elles doivent le rémunérer. Par exemple, Google doit payer toutes informations indexées parce qu’elles l’aident à vendre de la publicité. Cette rémunération obligatoire réduirait déjà la toute-puissance financière des géants.

  3. Il faut favoriser le P2P, et surtout pas le stigmatiser par des lois comme Hadopi. Si le P2P est puissant, les internautes deviennent un contre-pouvoir face aux plateformes.

  4. Il faut fiscaliser la connexion (c’est-à-dire le nombre de liens qui unissent un service à l’ensemble de la galaxie du Net). Plus tu es connecté, plus tu payes à la communauté et cet argent va au financement du P2P.

  5. Des mesures de ce genre ne seront possibles que si le Net est reconnu comme un bien commun. Le pollueur paye une taxe carbone parce que la biosphère est un bien commun. Les pollueurs du Net, qui l’éloignent de sa neutralité, doivent payer pour nous aider à nous rapprocher de la neutralité. C’est une responsabilité éthique. Disposer d’un Net le plus neutre possible devrait être un droit de l’homme.

  6. Le combat de la neutralité est financier et législatif, pas technique. Aucune mesure technique ne réglera ce problème parce que la technique dépasse sans cesse la technique (évolution exponentielle). La technique est inégalitaire, par nature, puisqu’elle se propage dans la population par saccade. Rien n’empêchera Google de tirer ses propres câbles (ou lancer des satellites) et de contourner les providers, et donc une loi sur la neutralité des tuyaux.

  7. Il faut donc redéfinir ce que nous entendons par neutralité du Net. Un Net neutre, c’est un Net commun. Un bien commun doit s’entrenir, comme un jardin. Il est dynamique et implique un combat constant contre les herbes folles.

Net Neutrality is Under Attack par Free Press Pics
Net Neutrality is Under Attack par Free Press Pics