Je suis un putain de matérialiste. Même le mot essentiel me dérange et j’ai toujours envie de le mettre entre guillemets. Pour moi, une information est cette chose qui dans son état le plus élémentaire est à zéro ou à un, selon la théorie de Shannon.
En ce sens, l’information existe dès que l’univers existe, et bien avant que des êtres conscients apparaissent et commencent à donner du sens à ces informations. Que nous puissions ou non parler du soleil ne change rien au fait que le soleil brille. Il émet des photons qui indiquent sa localisation, sa température, sa composition… Ces informations naissent indépendamment des observateurs. Pour preuve, nous percevons nombre de ces informations alors qu’elles ont été émises avant notre apparition.
Sans s’opposer au matérialisme, l’approche ontologique, fait entrer la perception, l’interprétation, l’attribution de sens dans la boucle du réel, un peu trop souvent à mon goût en oubliant l’évolution, à savoir comment les choses en sont arrivées là (PS : il existe des approches non ontologiques de la mécanique quantique). Se réfugier derrière le problème de la poule et de l’œuf, affirmant que tout est lié ou plié, ne me satisfait pas. Nous savons aujourd’hui comment des poules et des œufs peuvent arriver en même temps, et c’est l’histoire de cette arrivée concomitante qui me passionne. En quelque sorte, je m’intéresse au pliage et non au fait d’être plié. Il me semble que l’approche ontologique du monde oublie souvent cette épistémologie, difficile à nier, et qui aide à démêler bien des embrouillaminis.
Pour résumer, selon moi, le monde commence par le matériel, l’ontologique chargée de ses Êtres arrive ensuite, avec son ambition de façonner le monde par le regard, la pensée, l’action. Je ne peux nier que, une fois instruits, nous tirons des quelques bits véhiculés par un photon un sens, ou même des sens. En d’autres mots, l’approche ontologique n’est pas complète (et il ne peut sans aucun doute exister d’approche complète, le matérialiste finit toujours par verser dans l’idéalisme).
J’en arrive au véritable sujet de ce billet, une réponse à Marcello Vitali-Rosati. Suite à mon billet sur sa théorie de l’éditorialisation, il se demande si l’éditorialisation sert à expliquer notre façon de comprendre le monde ou si elle est la structure même du monde ? Dans le cadre ontologique, cette question me paraît dépourvue de sens, puisque comprendre est alors façonner, donc structurer, donc constituer. Dire « l’Être en tant qu’Être est toujours plié sur lui-même » est une tautologie dans le cadre ontologique (et même dans le cadre matérialiste dès qu’on lui intègre la théorie cybernétique : la boucle de feedback n’est rien d’autre qu’un mécanisme de pliage).
Quand je m’intéresse à une théorie, surtout liée à mon activité littéraire, je m’en saisis à deux conditions :
- Si elle m’aide à mieux comprendre mon travail et ceux es autres.
- Si elle ouvre de nouvelles pistes créatives.
Une théorie n’a donc d’intérêt selon moi que si elle est féconde. À ce stade, je vois dans l’éditorialisation une vertu éclairante (point 1). Sur Twitter, Deu Zeffe m’a dit « Vu de mon trou, ça fait quand même un peu M. Jourdain. » Si nous faisons de l’éditorialisation sans le savoir, il faut que nommer cette activité nous ouvre de nouvelles possibilités. En quoi me savoir éditorialiste peut changer ma façon d’être au monde et de le façonner ?
J’ai toujours considéré le Net comme un territoire en expansion et transmutation (thèse notamment développée dans L’alternative nomade). Vision compatible avec l’éditorialisation. Cette vision/théorie du territoire a pour moi des conséquences pratiques immédiates : je peux subir le territoire, simplement l’habiter, ou participer à son développement (en codant, en créant des sites, en propulsant des contenus…). Bien des internautes inconscients du territoire numérique se contentent d’en être des usagers (alors qu’ils savent tous que sur le territoire physique ils peuvent construire des maisons, ouvrir des boutiques, taguer les mûrs…). En revanche, prenant conscience de la dimension spatiale du Net, ils peuvent soudain en devenir des citoyens (la théorie peut les changer).
Ce dialogue avec Marcello m’engage donc à la recherche de la fécondité possible de sa théorie de l’éditorialisation. Pour le moment, nous en sommes encore à nous débattre avec des définitions et des ajustements sémantiques. Par exemple, il est évidant pour moi qu’un restaurant est toujours médiatisé, parce qu’il est une production humaine posée dans un espace humain, avec une montagne de sens associés. Je parle du soleil pour réfuter McLuhan pas d’un restaurant.
Donc, si l’éditorialisation est une façon de produire le monde, et j’accepte totalement cette idée, je la vis depuis plus de vingt ans, je l’ai même décrite dans L’alternative nomade et sans doute dans tous mes textes, en quoi le savoir nous aide à sur-produire le monde ? Parce que déclarer qu’en faisant nos trucs numériques on crée du réel, qu’on ajoute à la réalité, c’est une évidence pour nous tous (peut-être pas pour certaines momies, mais bon, oublions-les).
À ce stade, j’ai un nouveau mot pour désigner mon activité. Je suis un éditorialiste au sens de Marcello (dans L’alternative nomade, je me définis comme propulseur… je fais circuler le flux sur un espace que je modifie de mes liens). J’ai tiré les conséquences ontologiques de cette activité : complexification, libération, individuation… Il me faut découvrir si ajouter à mon prisme intellectuel l’éditorialisation change quelque chose dans ma vie. En plus d’être matérialiste, je suis platement pragmatique.
PS : Marcello a répondu sur son blog, Narvic aussi en commentaire... Tout cela nous ramène à la pensée en réseau, j’aime quand le Web nous anime ainsi.