J’ai décidé de ne plus trop évoquer mon expérience de déconnexion. J’en ai assez de répondre toujours aux mêmes questions et de lire tout et n’importe quoi à ce sujet. J’ai accepté cette fois parce que Dominique Cardon que j’aime et respecte m’a recommandé une de ses étudiantes, Marion Guémas.

— Pensez-vous que le « burn-out numérique » est symptomatique de notre société ?

— C’est le burn-out tout court qui est symptomatique. La plupart des gens n’ont plus d’autre raison de travailler que de gagner de l’argent (d’autant qu’ils voient de plus en plus de gens sans emploi). Ils acceptent alors toutes les brimades tant qu’ils atteignent leur objectif. Ça finit toujours mal quand on ne met pas de sens dans ce qu’on fait.

Le manque de sens implique alors qu’on travaille souvent pour s’oublier dans l’action et on oublie jusqu’à ménager son corps qui finit par craquer. Le numérique nous donne l’occasion de plus d’actions, de plus de discussions, d’échanges, de divertissements, c’est une tentation constante à moins dormir, parce qu’alors on a toujours l’impression de passer à côté de quelque chose d’essentiel.

Avec son temps propre aux machines, le numérique n’est pas toujours humain compatible. Ça peut entraîner de la casse, même chez des gens qui ne poursuivent pas la fortune et qui sont persuadés vivre pour des valeurs profondes (là, je parle pour moi).

— Est-ce une fatalité ou avez-vous trouvé « les dix commandements » d’un équilibre à travers votre étape de déconnexion ?

— Quand je vois partout les gens avec le nez sur leur mobile, oui, je pense que c’est une fatalité. D’un autre côté, il me semble que je m’en sors mieux. La cause principale de mes maux était les réseaux sociaux : il m’a suffi de prendre de la distance avec eux, de ne plus rien en attendre, sinon des échanges avec quelques amis, pour trouver une vie en ligne plus équilibrée.

— Vous êtes vous à nouveau déconnecté ? Et si oui, de quelle façon ? 

— Non. La déconnexion totale n’a pas de sens, sinon comme une expérience initiatique, après il faut vivre. L’important est d’atteindre un équilibre entre trois types de connexion : avec son corps, avec sa communauté, avec le spirituel (et je précise que je suis athée). Il faut du temps pour arriver à cet équilibre. Les stages de déconnexion de quelques jours sont une absurdité marketing.

— Pourriez-vous recommencer aujourd’hui à vous déconnecter pour une période de 6 mois ?

— Oui, parce que j’ai un merveilleux souvenir de cette période, comme de très longues vacances. La vie hors ligne est plus douce que la vie connectée. D’un autre côté, la vie en ligne me nourrit de tant d’expériences que je n’y renoncerais que pour mener d’autres expériences, pas juste pour dire je débranche (sinon je serais toujours en vacances).

– Que diriez-vous de la différence, entre les effets voulus et les effets réels de votre sevrage numérique ? Ainsi que les difficultés envisagées et les difficultés réelles ?

— Quand j’ai débranché, je voulais surtout me reposer. J’étais carbonisé par trop de présence en ligne. Je croyais que ce serait difficile. J’ai découvert que c’était facile parce qu’il n’existe pas de véritable addiction à la connexion. Le sevrage est rapide et sans douleur.

Je n’aspirais donc à rien d’autre qu’à me reposer. Me remettre à lire des livres jusqu’au bout, à méditer face à la nature, à frôler l’ennui, à redécouvrir mon corps… Tout cela n’était pas prévu, mais tout cela a découlé naturellement de ma plus grande disponibilité.

Le plus grand profit de la période a été pour moi littéraire : j’ai soudain compris comment je devais écrire mon Ératosthène, j’ai retrouvé le temps des anciens sans lequel ce livre était jusqu’alors impossible.

– Pensez-vous que la déconnexion numérique est intrinsèque à l’individu dans le sens ou l’homme a toujours voulu s'émanciper par rapport à son mode de vie, à sa réalité ou est-ce dû à un phénomène récent : une réelle nouvelle forme d’addiction qui nécessiterait un sevrage ?

— Pas d’addiction, je l’ai déjà dit. Après je ne sais pas. Perso, quand tout le monde fait quelque chose ou pense quelque chose, j’ai envie de faire autre chose et de penser autrement. La déconnexion est inscrite au plus profond de moi. Je doute que ce soit le cas pour la plupart des gens. Au contraire : ils veulent du changement, mais quand les changements arrivent ils les fuient. L’humanité n’est donc pas prête à la déconnexion, mais il existera toujours des marginaux qui exploreront les frontières, celle de la déconnexion comme celle de l’hyperconnexion.

– Encourageriez-vous un de vos proches à déconnecter ?

— J’empêche surtout mes enfants de se connecter plus de deux ou trois heures par semaine.

– Pensez-vous que l’aspect communautaire (tels que les camps DETOX ou encore le tourisme Detox) puisse être bénéfique pour les individus, ou n’est-ce qu'une démarche commerciale ?

— J’ai écrit une fois que la digital detox était une intox.

— Quelles leçons tirez-vous de votre suivi par un psychiatre ?

— Aucune, c’était sans grand intérêt. J’ai ainsi compris que je n’étais pas addict, mais très fatigué par le mode de vie numérique et que je devais apprendre à me ménager (c’est déjà pas mal, en fait).

— Si vous deviez réécrire votre livre, que changeriez-vous ?

— C’est un récit au jour le jour de ce que j’ai vécu et pensé durant cette période. Je ne peux pas le réécrire, mais je me dis souvent que je devrais l’annoter et le prolonger. Ce qui s’est passé après et que j’ai évoqué sur le blog est tout aussi important.

— Quelles différences entre l’avant et l’après le sevrage ?

— Une plus grande prise de distance avec l’idéologie numérique californienne et les discours marketing, surtout quand ils transpirent au travers de réflexions théoriques comme chez Jeremy Rifkin ou Chris Anderson (d’une certaine façon, je me suis rapproché de Dominique Cardon).

— Envisagiez-vous l’engouement médiatique du concept de « Digital Detox » ?

— Pas une seconde. J’ai débranché parce que j’étais au bout du rouleau, j’ai écrit le livre parce que je sentais que ça m’aiderait à mieux vivre la déconnexion (je ne sais pas vivre sans écrire). Et puis c’est devenu une mode, un peu partout dans le monde. Ça prouve juste que je n’étais pas un cas isolé.

J'ai débranché en russe
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