Dans Sapiens, Yuval Noah Harari s’interroge sur les raisons qui nous ont poussés à nous sédentariser au cours de la révolution néolithique.

La transition agricole commença autour de 9500-8500 avant l’ère commune dans les terres montagneuses du sud-est de la Turquie, de l’ouest de l’Iran et du Levant. Elle s’amorça lentement et dans une zone géographique restreinte. Blé et chèvres furent domestiqués autour de – 9000 ; pois et lentilles vers – 8000 ; oliviers vers – 5000 ; chevaux autour de – 4000 ; et vignes – 3500. Certains animaux et végétaux, comme les chameaux et les anacardiers (noix de cajou) furent domestiqués encore plus tard, mais vers 3500 avant notre ère la principale vague de domestication était terminée.

En repassant régulièrement sur les mêmes territoires, les nomades pouvaient y planter des végétaux qu’ils récoltaient au passage suivant. En sélectionnant de mieux en mieux leurs graines, ils récoltaient de plus en plus de denrées si bien qu’ils n’avaient plus besoin de s’éloigner des champs. Ainsi l’opulence aurait entraîné la sédentarité.

Yuval Noah Harari suggère une autre hypothèse :

En 1995, des archéologues commencèrent à fouiller le site de Göbekli Tepe dans le sud-est de la Turquie. Dans la couche la plus ancienne, ils découvrirent non pas les signes d’un peuplement, d’habitations ou d’activités quotidiennes, mais des constructions monumentales à piliers décorés de gravures spectaculaires. Chaque pilier de pierre pesait jusqu’à sept tonnes pour une hauteur de cinq mètres. Dans une carrière voisine, ils trouvèrent un pilier inachevé d’une cinquantaine de tonnes. Au total, ils découvrirent plus de dix structures monumentales – la plus grande atteignant près de trente mètres. […] Les archéologues connaissent bien ces constructions monumentales que l’on retrouve partout dans le monde : l’exemple le mieux connu est celui de Stonehenge, en Grande-Bretagne. Mais, étudiant Göbekli Tepe, ils ont découvert un fait stupéfiant. Stonehenge date de 2500 avant notre ère et fut l’œuvre d’une société agricole développée. Les constructions de Göbekli Tepe sont datées d’environ 9500 avant J.-C., et tout indique qu’elles sont l’œuvre de chasseurs-cueilleurs.

Les ouvriers se seraient sédentarisés pour mener à bien leurs travaux monumentaux. Ce serait donc une croyance religieuse qui en entraînant la construction de temples aurait entraîné la sédentarisation. Bien sûr, il existe rarement une cause unique à une révolution de grande ampleur, mais celle-ci a sans doute compté.

Dans son histoire de l’humanité, Yuval Noah Harari attache une grande importance aux croyances, qu’il définit au sens large, y ajoutant le capitalisme comme le communisme ou le nazisme. Quand des hommes croient en une même chose, ils agissent collectivement pour le meilleur et pour le pire.

Je ne peux alors m’empêcher de penser à ce que nous avons vécu durant les vingt premières années du Web. Nous avons été nombreux à croire qu’il changerait le monde d’une manière aussi radicale que l’agriculture. Pour certains, il s’agissait de la totalité du monde, avec un basculement des structures hiérarchiques au profit d’organisations horizontales, pour d’autres, il s’agissait du monde de la littérature, avec une mise en réseau des auteurs et des lecteurs.

Nous avons été innombrables à partager ces croyances, à nous stimuler les uns les autres, à déborder d’activité et d’énergie. Nous avons rêvé, sans doute comme les artistes ont rêvé chaque fois que des mouvements esthétiques les ont emportés, à Montparnasse ou ailleurs. Ces brusques flambées, rendues possibles par une croyance commune, s’étiolent dès qu’elles se heurtent à la réalité. Il nous aura fallu une vingtaine d’années tout au plus pour que nous passions à travers le mur des illusions.

Aujourd’hui, quand je consulte dans mon Feedly mes abonnements RSS, je n’y trouve presque plus aucun blogueur, non pas que les ai supprimés de ma liste mais parce qu’ils ont cessé de publier ou parce qu’ils écrivent de moins en moins. Je ne vois plus que les articles sans reliefs des journalistes, je ne vois plus que ce que je voyais avant dans les journaux papier, comme si j’avais rêvé de ma révolution.

Certains bloguent encore, mais la croyance qui était nôtre ne les anime plus. Ils courent pour eux, pour exister au regard d’entités de légitimation, celle des médias justement, celles des entreprises, des professeurs… Ils ne s’adressent plus à leurs pairs, dans un réseau de pair à pair, mais à ceux qui pourraient leur donner du pouvoir.

Leurs textes à visées finalistes, avec des objectifs cachés, m’ennuient au plus haut point. Depuis mon coin du Web, je me tiens à distance de leurs agitations marketing, et je suis triste. Par un effet de la nostalgie, je vois quelque chose s’éloigner sans que je puisse le rattraper, surtout sans que les autres autour de moi montrent plus de forces que moi. Nous nous laissons sombrer peu à peu, engloutir par la normalisation de l’espace qui un temps aura été celui de toutes nos libertés.

Nous pouvons faire comme avant, continuer comme si de rien n’était, mais pour moi quelque chose s’est cassé. J’écrivais en ligne parce que d’autres y écrivaient, parce qu’ensemble nous nous stimulions selon ce que j’ai appelé La stratégie du cyborg. Publier en ligne devient pour moi comme publier un bouquin. Je ne ressens plus l’afflux d’adrénaline provoqué par le send. Je suis redevenu un auteur à l’ancienne et je me demande maintenant où aller, peut-être devrais-je me résigner à écrire des livres et puis c’est tout.

Non, je n’irai pas sur Youtube, parce que je suis écrivain, un peu dessinateur et photographe et c’est tout. Je ne vais pas troquer ma révolution pour passer à la télévision et y répéter ses codes. Ne serait-ce que penser « à aller sur Youtube » est en soi l’aveu d’un échec. Avant le Web était le Web. On y était partout chez nous que l’on soit écrivain, musicien ou vidéaste. Désormais, il faut aller dans certains lieux à la mode, des sortes de boîtes de nuit, avant que de nouvelles apparaissent et attirent les foules. Pour qui on danse alors ? Il faut se poser la question.

Notre Web se situait avant la mode, Youtube est tout simplement à la mode comme Twitter et Facebook l’ont été. Cette nécessité du lieu à la mode résume la fin du rêve, elle pointe du doigt vers la nouvelle centralisation de l’espace numérique, où chacun de nous n’est plus que de la chair à pâté pour des entreprises géantes. Alors dans cet espace recentralisé, on ne s’agite plus que pour attirer l’attention des puissants du réseau, de ceux qui en détiennent les nœuds.

Quand je croyais, j’étais chez moi sur mon blog et je recevais des centaines d’amis. Je publiais chez moi et ils commentaient chez eux, et j’allais chez eux. Nous étions des nomades numériques, nous avions dépassé la révolution néolithique et elle nous a malheureusement rattrapés. Désormais, je devrais publier sur Facebook, Youtube, Medium… mais pas chez moi, parce chez moi m’est nié, m’est retiré, par un effet gravitationnel des trous noirs du Web, où je vois mes amis plonger et disparaître, réduits à de vulgaires machines énergétiques à la Matrix.

Notre croyance dans le Web a été supplantée par la croyance plus ancienne dans le capitalisme. Notre secte n’a pas réussi à devenir religion. Elle est même pourchassée, la persécution prenant la forme d’algorithmes qui dévalorisent nos contenus.

Je suis en train de redevenir un marginal dans un monde qui un temps m’était ouvert. Par chance, si quelque chose de neuf survient, ce sera à nouveau sur la marge. Et même en l’absence de révolution, c’est encore sur la marge que la vie est la plus intense et les rencontres les plus enrichissantes.