Je croyais que la gratuité, le coût marginal zéro, l’abondance, la libre copie et distribution étaient la meilleure façon de combattre le capitalisme, mais, au contraire, ne sont-ils pas en train de le nourrir ?

Voici comment j’en suis venu à cette prise de conscience. En 2014, lors d’un dîner entre auteurs et une responsable de la DRAC Languedoc-Roussillon, j’ai très vite été agacé, parce qu’autour de la table c’était pratiquement la seule à gagner sa vie grâce à la culture (et elle se permettait, bien sûr, de nous donner des leçons).

De retour chez moi, j’ai écrit sur Twitter : « Assez terrifiant de penser que les bibliothécaires, libraires… gagnent leur vie grâce aux auteurs qui pour la plupart ne gagnent pas la leur. » C’était maladroit, puisque j’ai déplacé mon énervement sur les bibliothécaires et les libraires, mais je pensais bien sûr à tous les gens qui vivent de la culture sans en être les producteurs(1).

Pour moi, c’était comme si j’avais dit « Je trouve assez terrifiant que des salariés gagnent cent fois moins que leur PDG. » Cela ne signifie pas que je souhaite l’éradication des PDG, mais simplement que j’aspire à plus de justice sociale, une diminution de l’écart entre les extrêmes. C’est assez banal comme position.

Quand la plupart des auteurs gagnent moins que le SMIC, voire beaucoup moins, on peut affirmer que les fonctionnaires culturels, les éditeurs, les libraires, les diffuseurs… gagnent bien plus qu’eux, même s’ils ne gagnent pas eux-mêmes des salaires de ministres. Nous sommes dans la situation très classique où le producteur est le moins bien loti de toute une chaîne de valeur.

Suis-je contre les fonctionnaires culturels ? Non. Suis-je contre les bibliothèques et les bibliothécaires ? Bien sûr que non. Pas plus contre les libraires. Je suis contre un monde où le créateur a de plus en plus de mal à joindre les deux bouts (notez que je défends une cause générale et pas la mienne, car, par chance, je m’en sors correctement).

Une sorte d’évidence s’est alors imposée : et si nous avions un problème avec la gratuité ? Les livres en bibliothèque étant gratuits pour les lecteurs, nous avons néanmoins besoin de fonctionnaires pour assurer leur distribution. Peut-on généraliser cette situation ?

Prenons les contenus gratuits sur Internet. Ils ont mécaniquement impliqué l’apparition de Google qui les a indexés, qui leur a associé des publicités, qui a gagné avec des milliards, créant une caste de millionnaires, une élite au centre de l’information, qui ne redistribue rien aux créateurs.

Je me suis alors demandé si la gratuité d’une ressource n’impliquait pas mécaniquement l’apparition d’une élite chargée de la redistribuer.

Nous savons que c’est le propre du capitalisme de s’accaparer les ressources, de pressuriser les producteurs, mais est-ce aussi le cas avec les ressources gratuites dont la redistribution directe ne fait pas gagner de l’argent ? Est-ce que faire tendre les coûts vers zéro ne démultiplie pas la puissance du capitalisme ?

En 2014, alors que je me pose cette question, Jeremi Riffkin affirme que nous entrons dans la société du coût marginal zéro et que cette révolution sociale et culturelle positive nous éloignera du capitalisme productiviste du XIXe. Exemple : écrire un livre et le diffuser en ligne ne coûte plus que du temps. Idem pour les musiques, les photos, les vidéos, les articles… mais aussi bientôt pour les objets qu’il suffira d’imprimer chez soi avec une imprimante 3D.

Sur Internet, nous avons pris l’habitude ne pas payer toutes ces créations avec un coût marginal zéro. Sous prétexte que ça ne coûte que du temps et pas ou peu de matière première, on ne met pas la main à la poche.

Et que font les gens, ils lisent gratuitement en ligne. C’est très bien, mais les créateurs ont de plus en plus de mal à vivre de leur création, à moins d’être des superstars (et même, Iggy Pop a alors déclaré qu’il n’avait jamais réussi à vivre de sa musique, Iggy Pop !).

Cette société du coût marginal zéro se développe et, peu à peu, elle nous avale tous. Demain comment allons-nous remplir notre frigidaire ?

J’en arrive aux élites. Les créations à coût marginal zéro circulent grâce à des plateformes qui gagnent une très faible somme pour chaque œuvre/objet/service… mais, quand on multiplie par des millions, ça fait des fortunes, ça fabrique des entreprises géantes, avec des employés qui forment une élite qui, elle, gagne sa vie plus que correctement.

L’exemple des écrivains est symptomatique. Dans la chaîne du livre, ils ne gagnent le plus souvent rien, en tout cas beaucoup moins que les autres acteurs qui forment une élite de gestionnaires avalant l’essentiel des revenus.

Le coût marginal zéro implique l’abondance, puisque rien ne contraint les créateurs qui tous donnent cours à leur imagination, abondance qui implique l’apparition des gestionnaires, les seuls à réellement vivre des œuvres ou services gratuits.

Par chance pour les auteurs, les bibliothécaires sont des fonctionnaires, ils participent eux-mêmes d’un système de redistribution de valeur. Nous devons nous inspirer de ce modèle. La redistribution de valeur doit être inscrite dans la loi (par loi, j’entends un mécanisme qui s’impose à tous, comme pourrait l’être le mécénat global ou le revenu de base). La gratuité sans la loi, c’est l’inégalité assurée (en langage contemporain, on dirait c’est l’ubérisation assurée).

Pourquoi revenir aujourd’hui sur cette intuition de 2014 ? Peut-être parce que je sens de plus en plus distinctement que la gratuité est potentiellement dangereuse, un peu comme la transparence. Bien des piliers du mouvement libriste me paraissent de plus en plus branlants. L’accès au code n’implique pas la confiance. La liberté de copier et de diffuser participe inévitablement à l’émergence d’une élite (et ne combats en rien le capitalisme).

Nous devrions tirer les leçons de la courte histoire d’Internet. Nous avons rêvé de solutions miracles qui se sont en partie retournées contre nous en créant les géants du Net. Nous avons posé des principes philosophiques, ceux du libre par exemple, comme s’ils étaient des vérités éprouvés par l’expérience. Ce n’était pas le cas.

Nous avons joué comme les communistes en 1917. Nous avons cru que le jus du crâne de Richard Stallman nous aiderait à mieux vivre. Nous en avons oublié d’avancer pas à pas : de tester, de corriger, de poser un pas plus loin. Non, au contraire, nous avons arrêté des principes basés sur nos seules intuitions et nous sommes jetés dans le vide. Il est peut-être encore temps de faire marche arrière et de faire preuve d’un peu de pragmatisme.

Aucune philosophie sociale ne décrira jamais la société parce que nous sommes en partie libres de faire le contraire de ce que ladite philosophie prétend décrire. Pire, les meilleures intentions peuvent s’avérer dangereuses. Voilà par exemple pourquoi je panique quand je vois désormais le revenu de base assaisonné à toutes les sauces. Avec lui aussi, nous devons expérimenter. Peut-être est-il après tout une très mauvaise idée.

(1) Le but de cet article n’est pas de mettre en concurrence les bibliothécaires avec les écrivains. Cet exemple me sert juste à illustrer que le producteur est souvent moins bien loti que les gestionnaires qui vivent de ses productions. Ainsi, en France, nous devons avoir environ 25 000 bibliothécaires de catégorie A qui gagnent en moyenne 2 300€/mois, et je connais peu d’auteurs qui gagnent autant, la plupart gagnent bien moins, voire presque rien. Sur les 16 000 affiliés à l’AGESSA sur un total d’au moins 100 000 auteurs français, il y a à peine plus de 4 000 auteurs qui déclarent un revenu annuel supérieur à 900 fois la valeur horaire moyenne du SMIC (8 703 € pour 2016). Tout ça pour répéter que la plupart des auteurs sont pauvres par rapport à de nombreux fonctionnaires culturels, même si ces derniers, bien sûr, ne sont pas riches. Ce point n’a toutefois guère de lien avec le sujet de l’article, il n’en est que le déclencheur.