Depuis quelques années, je constate que certains défenseurs du libre deviennent sectaires, un peu comme certains communistes sont devenus totalitaires. N’est-ce pas en soi la preuve qu’il y a un ver dans la pomme ?

Je le rappelle une fois de plus : j’ai contribué au libre plus que beaucoup de ses défenseurs, je l’ai défendu au moins autant qu’eux, si ce n’est plus, et je n’ai pas renoncé à le faire. Je comprends que, voyant que nos idées n’avancent pas, nous puissions éprouver de l’amertume, mais de là à basculer vers la haine, il y a un pas, et le franchir n’aura pour effet que de fractionner le monde du libre en communautés de plus en plus minuscules. C’est du contraire dont nous avons besoin, de nous rallier, de nous rassembler, au-delà de quelques divergences.

Rien ne doit être intouchable. Aucune proposition, aucun postulat. La liberté commence par le droit et même le devoir de tout questionner (et même soi-même, quitte à se contredire).

Ce matin, je me lève pour découvrir une conversation qui mériterait une longue analyse sémantique, car elle révèle tous les symptômes avancés plus haut. Et elle est simplement la dernière d’une longue liste.

À vomir ? C’est donc que ça doit vraiment faire mal. Alors, pourquoi ne pas creuser, écrire un article pour me répondre, essayer de construire, d’avancer, en revenant à la source… Certains l’ont fait pour exprimer leur accord ou désaccord, c’est ainsi que nous avancerons, pas en nous époumonant sur Twitter qui est tout sauf le lieu du débat constructif.

Argument souvent employé par les derniers communistes : « Ce n’est pas notre faute si on a merdé, c’est à cause des autres. C’est parce que le communisme n’a jamais été vraiment appliqué. » Il est dangereux de refaire l’histoire avec des « si ». Les choses se sont passées ainsi, vous ne pouvez pas me dire que je dis n’importe quoi.

Je maintiens : les liens hypertextes ont toute l’apparence du libre, et c’était d’autant plus vrai durant les dix premières années du Web quand cette liberté a impliqué la possibilité de Google (et c’est Google qui, par la suite, a fait en sorte que certains liens soient interdits).

À l’époque, quand un avocat nous demandait de couper un lien, on le coupait, mais on avait a priori le droit de pointer n’importe où. D’autre part, l’interdiction des liens, leur non-liberté, a toujours été marginale, donc sans conséquence sur l’Histoire générale.

Bien sûr, si en plus de respecter les quatre libertés, les liens avaient été sous licence GPL, Google n’aurait pas pu monétiser ses pages, mais c’est justement tout le problème. Ça veut dire que le libre n’est rien sans le juridique, qu’il n’est pas en soit un mécanisme robuste pour nous faire tendre vers une société plus respectueuse, plus harmonieuse et plus fraternelle. Avec le libre : c’est exactement comme avant, il faut des règles de vivre ensemble, et c’est elles qui importent.

Imaginons deux secondes qu’à l’origine les liens aient été sous licence GPL. Nous aurions alors eu besoin d’avocats pour poursuivre tous ceux qui monétisaient des pages contenant ces liens. Nous aurions été dans la même situation qu’avec le copyright. Nous aurions gagné quoi exactement ? Je ne vois pas trop. Moi, c’est la coercition qui me fait flipper en premier lieu.

Nos liens sont bien plus libres que s’ils étaient sous licence GPL, ils sont sans licence, ils sont comme l’air, et c’est cela qui est merveilleux. Ils sont totalement libres, ni attachés à des bases de données ni à des contrats juridiques, et c’est pour ça que j’ai aimé passionnément le Web. Ajouter une licence, c’est ajouter la nécessité d’une police pour la faire respecter ; étrange procédé pour qui se revendique de la liberté. Et si vous n’avez jamais pensé à une police, la licence GPL ne sert à rien, elle n’aurait rien changé à l’Histoire, parce qu’elle n’aurait pas pu être appliquée.

N’oublions pas les attaques contre l’homme au cas où l’argumentation ne porterait pas. Quand le fanatique doute de son argumentation, il se réfugie derrière sa croyance.

Même moi je ne l’ai pas dit. Encore un truc de rhétorique classique : faire dire à son adversaire ce qu’il n’a pas dit, ou déformer ce qu’il a dit, ou carrément affirmer le contraire.

J’ai juste tenté de voir s’il existait un lien entre la confiance et la liberté, et j’ai montré justement que la confiance n’impliquait pas la liberté et réciproquement. Ça ne marche ni dans un sens ni dans l’autre. Nous sommes nombreux à ne pas avoir confiance dans les logiciels libres, déjà parce qu’ils ne répondent pas au mieux à nos besoins (ce qui démontre que le libre n’implique pas la confiance) et à avoir confiance dans des logiciels propriétaires (ce qui démontre que la confiance n’implique pas le libre).

Je ne suis d’ailleurs pas le seul à me poser ces questions. Hubert Guillaud a publié un très profond article à se sujet, en décrivant les travaux d’universitaires qui constatent que l’ouverture du code et la transparence ne sont pas un gage de confiance.

Finalement, je tombe sur un paradoxe. On parle de liberté, de logiciels libres, mais au fond on a besoin d’un modèle top-down pour faire appliquer ce système, celui de la justice. Et si c’était ça le bug ? Une liberté qui a besoin de son contraire pour exister. La liberté se construit dans les liens, mais certainement pas dans les liens de subordination.

Quand le libre se fige, il a perdu son dernier degré de liberté.