Durant des années, j’ai milité en faveur des logiciels libres, des œuvres libres, des contenus libres, des licences Creative Commons… mais je m’interroge désormais sur le bien-fondé de mon engagement.

Dans libre, on doit entendre libre d’être utilisé, étudié, modifié, transmis… La liberté d’utiliser et de transmettre implique la possible gratuité (en ce sens qu’une œuvre libre peut être commercialisée, tout en restant accessible gratuitement — c’est le cas de mon Geste qui sauve).

Longtemps, j’ai souhaité que le plus grand nombre possible de contenus soient libres. Mais pourquoi cette volonté, quelle était mes raisons ?

Avoir la liberté d’étudier un code informatique comme nous avons la liberté d’étudier un texte ou un morceau de musique ? Non, ce n’était pas mon obsession, même si c’est fondamental pour s’assurer de l’innocuité d’un code. En revanche, j’étais fermement attaché aux trois autres libertés, qui se résument à la possible gratuité de tous les biens culturels immatériels. Et donc pourquoi ?

Je rêve d’une société plus harmonieuse, une société où nos finances ne limitent pas nos choix culturels. Je rêve que riches ou pauvres puissent être égaux au regard de l’accès à la culture. Ainsi, j’ai toujours défendu le droit au piratage, parce que je veux qu’aucune barrière financière ne réfrène la curiosité. Il existe des médiathèques pour pallier ce problème, j’en suis heureux, mais elles impliquent de se déplacer physiquement le plus souvent, alors que le riche peut rester chez lui, et je veux que le pauvre dispose du même droit numérique, quitte à ce qu’il l’obtienne en piratant.

J’ai donc vu dans la philosophie du libre un fantastique moyen pour atteindre mon objectif d’une société plus égalitaire et plus harmonieuse. Le libre n’a toujours été qu’un moyen. Il n’a jamais été en lui-même un objectif. Et quand ce moyen ne fonctionne pas, ou ne fonctionne pas aussi bien qu’espéré, je me dois de le questionner, et peut-être d’en imaginer d’autres.

Pourquoi le libre marche-t-il mal au regard de mon objectif (dont Richard Stallman se moque bien, je crois) ? Parce que ce n’est pas les plus pauvres qui s’emparent des biens immatériels libérés, mais au contraire, le plus éduqués, les mieux informés, et surtout les plus riches, à commencer par les patrons des plateformes. Les plus pauvres, ils consomment justement les biens traditionnels, traditionnellement marketés avec force dépenses publicitaires. Ils ignorent tout du dernier roman autopublié sous licence Creative Commons, destiné à une élite de happy fews.

Les plus riches, eux, ont compris leur intérêt à ce que les informations circulent librement. C’est l’or numérique, la matière première du capitalisme cognitif, celle qu’on acquière pour presque pas un rond et qu’on revend avec un bénéfice gigantesque.

Au lieu de réduire les inégalités, en apportant à tous la même culture, nous avons participé à un accroissement des inégalités, un accroissement qui profite aux exploiteurs de nos données libérées (quand de moins en moins de personnes disposent d’une part toujours plus grande de la richesse mondiale, c’est le signe d’un accroissement des inégalités, non ?).

En mettant en doute le bien-fondé de la gratuité, de la libre circulation, je ne mets donc pas en doute mes valeurs. Au contraire, je constate que la méthode que nous avons imaginée pour les renforcer ne cesse de les affaiblir, en créant des superpuissances financières (et donc des politiciens corrompus, conséquence inévitable des inégalités croissantes).

Si soudain toutes nos informations devenaient payantes, donc cessaient d’être libres juridiquement et dans la pratique, je dis bien toutes nos informations, depuis les billets de ce blog jusqu’à nos statuts Facebook, les plateformes seraient mécaniquement obligées de redistribuer leurs bénéfices.

Sous quelle forme ? N’oublions pas l’objectif : l’accès pour tous à la culture immatérielle. Il suffit donc de redistribuer à tous cette manne, en faire un revenu de base.

Le libre n’était qu’une fausse bonne idée. Il n’a fait qu’amplifier le Winner-Take-All, un winner toujours égoïste, et qui oublie qu’il est le fruit d’une mécanique des réseaux et non de son génie propre.

Un plan de bataille pourrait être :

  1. Rendre tous les contenus payants.
  2. Les contributeurs se retrouvent rémunérés (pour leur digital labor, notamment).
  3. Ils peuvent payer les ressources qui les intéressent.

Désormais, nous sommes tous des contributeurs. Pendant longtemps, nous autres blogueurs, écrivains, développeurs… avons offert gratuitement nos contributions en toute conscience. Pendant ce temps, insidieusement, tous les autres internautes se sont vus dépossédés de leurs données. Ils ont contribué sans le savoir. En libérant mes textes, j’ai en quelque sorte légitimé le vol des données par les plateformes. J’ai fait croire que c’était normal. « Puisque ces blogueurs donnent, vous aussi, internautes, donnez. C’est la règle. »

Quand on joue au jeu de la corbeille, on constate que les sociétés sans monnaies sont moins prospères que celles avec des monnaies. Le troc n’est tout simplement pas efficace. Donc libérer les œuvres, les donner, dans l’espoir d’un contre-don, c’est rêver d’une société prémonétaire, c’est aller à contresens de l’histoire. Au contraire, il faut injecter plus de monnaie dans la société, faire en sorte qu’elle soit moins rare, pour que tout le monde puisse couvrir ses besoins, et notamment ses besoins culturels.

Il ne faut pas rendre abondants les contenus gratuits qui alimentent le capitalisme cognitif, mais rendre abondante la monnaie pour que les gens puissent vivre dignement.

Pourquoi croyez-vous que les partisans du libre développent des monnaies libres ? Parce que, tout simplement, ils savent que la monnaie est nécessaire à une société avancée. C’est en soi l’aveu que le principe du libre, l’implicite gratuité, ne peut pas être universalisé.

La gratuité peut concerner quelques objets, quelques services, mais pas l’ensemble des activités de la société. Il ne s’agit donc pas de tendre vers une société sans monnaie, ou vers une société du tout gratuit qui ne tiendrait que par le contre-don, mais vers une société plus fluide huilée par des monnaies elles-mêmes adaptées à nos besoins d’aujourd’hui, notamment ce besoin élémentaire de vivre dans un monde plus juste et plus harmonieux.

Que faire durant la transition ?

Je crois que nous devons réfléchir jusqu’où doit s’étendre notre sphère du don sans contre-don.

À ma famille, à mes amis, pourquoi pas à des associations… Dois-je l’étendre jusqu’à mes billets de blogs ? À des collaborations sur des Wikis ? Dois-je l’étendre à mes photos Instagram ? À certains de mes livres ? Alors lesquels ?

Il n’est pas simple de positionner le curseur, mais j’ai la conviction qu’il doit l’être avec fermeté. Parce que les plateformes ont tout intérêt à le pousser à l’extrême dans le sens qui les arrange.

Pour le moment, je choisis au temps passé. Un billet de blog me demande rarement plus d’une paire d’heures, je peux bien le donner. Un livre me demande des mois, un plein temps, si je le donne, je me fais l’esclave du capitalisme cognitif.

Notes

  1. Ce n’est pas parce que je publie Résistants chez Bragelonne que je me pose ces questions. Depuis 1997, je publie avec des éditeurs. Donc, rien de nouveau sur le plan éditorial pour moi.
  2. Comme je l’ai dit plus haut, jouer la carte du libre c’est souvent ne s’adresser qu’à une petite coterie, le contraire de ce dont je voulais pour Résistants, dont le message doit porter le plus loin possible.
  3. En théorie, libérer une œuvre revenait à ce que plusieurs éditeurs puissent la commercialiser, donc se partagent le marché plutôt que se le disputer (j’ai parlé d’économie de paix). Ça marche dans certains cas, comme je l’ai montré pour le gel hydro-alcoolique dans Le geste qui sauve. Dans beaucoup d’autres cas, surtout dans le domaine numérique, nous n’assistons pas à un partage des revenus, mais à leur phagocytage par les plateformes.
  4. Entrevoir les limites du libre ne me fait pas me détourner du libre. Ce blog reste sous licence Creative Commons (pour le moment). Et le mettre sous copyright ne changerait rien. En fait, sa licence n’a aucune importance. Pour lutter contre le capitalisme cognitif, mes choix sont soit de rendre le blog payant, soit d’en interdire l’accès aux moteurs de recherche. La bonne solution serait d’avoir des moteurs de recherche éthiquement respectueux.
  5. Alors faut-il continuer de contribuer à Wikipédia comme me l’a demandé Neil Jomunsi ? Oui, tant que nous n’avons pas transité, mais pas éternellement, parce que contribuer, c’est se faire déposséder par les plateformes (et aussi entretenir les hiérarchies internes à Wikipédia, pas très belles à voir, mais c’est un autre problème bien que lié au précédent, pouvoir et argent faisant bon ménage).
  6. Un adversaire énergique du capitalisme cognitif devrait arrêter de donner ses contenus… mais je connais bien des écologistes adeptes du bio qui, par ailleurs, fument et picolent, ce qui suffit à ruiner tous leurs efforts. Nous ne sommes que contradictions.
  7. Souvent, on entend dire que donner un contenu, c’est le dévaloriser. Les plateformes nous ont démontré que tous les contenus, absolument tous les contenus, avaient une immense valeur. Faire payer n’a donc pas pour but de valoriser symboliquement un contenu, mais d’empêcher qu’il soit pillé par les plateformes (qui le pilleront de toute façon en l’exploitant sous forme d’extraits).
  8. Je serais donc enclin à être contre la gratuité et pour le revenu de base…
  9. Ça pose de sacrées questions au regard des biens communs, par principe libres. Doit-on laisser les plateformes les exploiter ? Il me semble que l’usage commercial des biens communs devrait automatiquement impliquer une contribution communautaire.