Je viens de participer au colloque L’auteur à l’ère numérique où j’ai retrouvé des amis auteurs, des amis universitaires. Très vite, je me suis tendu, finissant par m’en prendre à Antoine Moreau, qui nous a fait la leçon sur le libre, nous dictant les bonnes manières à nous autres bien sûr qui n’en avons aucune.
Ma sortie contre Antoine, très douce d’ailleurs par rapport à ce de dont je suis capable quand je m’énerve, ne faisait qu’en révéler une autre moins claire, plus rentrée, qu’Arnaud Maïsetti a tenté à plusieurs reprises de formuler plus distinctement.
Maintenant que tout est terminé, que je suis seul chez moi, les choses s’éclairent peu à peu. Est-ce qu’au XIXe siècle il y avait des colloques sur l’auteur à l’ère de la plume d’oie taillée, ou des colloques sur l’auteur à l’ère de la plume Sergent-Major (1856) ou de la machine à écrire (1872) ? Personne n’a eu cette idée saugrenue (d’ailleurs les colloques étaient alors des idées saugrenues).
Parler des auteurs à l’ère numérique, d’auteurs numériques ou de littérature numérique nous enferme, nous étouffe, nous arrache au champ de la littérature. Nous nous en excluons nous-mêmes, et pour cause nous ne nous mélangeons presque jamais à ceux qui ne sont pas de notre paroisse.
Cet auto-enfermement, dont je ne peux accuser les universitaires puisque nous en sommes nous-mêmes les premiers coupables, conduit les analystes à parler de notre posture d’auteurs, de nos techniques de publication, de promotion, parfois de travail, mais presque jamais de nos textes. On dirait que nous n’écrivons pas, on dirait que ceux qui parlent de notre travail ne nous lisent pas.
Personne ne se demande en quoi nos écrits diffèrent de nos contemporains ou en quoi ils sont semblables. Personne ne s’intéresse à nos formes et n’étudie en quoi elles diffèrent des formes consacrées par la chaîne traditionnelle du livre, en quoi elles prolongent l’histoire de la littérature et peut-être, parfois, apportent du neuf, de l’inédit, du stupéfiant. Surtout personne ne s’attache à creuser une constante chez nous tous : nous sommes des auteurs du présent, nous tentons de vivre notre temps par tous les bouts, et notre écriture traduit cette tension de nos existences, notre besoin d’exprimer ce que nous vivons et de nous exprimer avec tous les moyens possibles mis à notre disposition, ce qui nous ancre d’autant plus dans l’aujourd’hui.
Nous ne sommes que des auteurs contemporains parmi d’autres. Alors sommes-nous davantage contemporains ? Je le pense, bien sûr, parce que quand je lis les auteurs qui se refusent au numérique, je sens souvent la mort, la poussière déjà retombée sur leurs œuvres. Ils ne me parlent pas, ils ne me donnent pas envie de vivre plus intensément, tout juste si je m’abandonne à leurs lignes comme à certaines séries TV quand, fatigué, le soir venu, j’ai envie de me détendre, parce que justement le reste du temps je suis tendu comme un arc, que ce soit dans mon bureau devant mon écran, lors des mes vagabondages littéraires ou même quand je fais du VTT.
Lors du colloque, j’ai entendu plusieurs fois formuler la vieille idée du perpétuel recommencement : en résumé, qu’il n’y a jamais rien de nouveau dans le monde. Une proposition pour moi inacceptable. L’homo sapiens n’a pas toujours été là et avec lui sont arrivées des choses neuves. Il y a nécessairement une histoire, des avants et des après, et vouloir le nier, c’est refuser de voir ce en quoi le monde d’aujourd’hui se détache jour après jour du monde d’hier. La mort d’Elaine Herzberg tuée par un robot était jusqu’il y a deux semaines une histoire d’Asimov avant de devenir notre Histoire à tous. Ne pas le voir, ne pas le reconnaître, ne pas voir la rupture, c’est refuser la corde tendue du présent.
Arrêtez donc de vous intéresser à nos trucs promotionnels, à nos techniques médiatiques, mais creusez nos œuvres, étudiez-les, différenciez-les, caractérisez-les, révélez leur anatomie profonde pour nous stimuler, plutôt que simplement nous dire ce que nous savons tous déjà puisque nous le faisons en toute conscience, parce que nous ne le faisons pas différemment d’un vendeur de savons ou de téléphones portables. Ne confondez pas notre volonté d’être lu et notre désir de vivre le présent à travers la littérature.
Vos collègues célèbrent nos autres contemporains, ceux bien au chaud dans la chaîne confortable du vieux livre, portée par son économie et ses dorures clinquantes, imitez-les, ne vous étonnez plus de nos tours de passe-passe technologiques, essayez de vous émerveiller des émotions que nous tentons de saisir pour éprouver sans cesse davantage et éviter que l’habitude n’affadisse nos existences. Et si vous nous trouvez indignes du titre d’écrivain, dites-le avec franchise.
J’ai imprimé l’intégralité de mon blog il y a quelques mois pour me prouver à moi-même qu’il était une œuvre comme une autre, pour le ranger à côté de mes autres livres, le ranger à côté des livres des autres, pour l’inscrire matériellement dans l’histoire de la littérature. C’est sans doute puéril, un aveu de faiblesse, mais je prends conscience que c’était ma façon de me dire à moi-même que je suis un auteur comme un autre, comme tous ceux qui m’ont aidé à devenir moi-même. Je ne suis qu’un homme qui cherche à vivre, non pas vivre de ses écrits, mais vivre simplement, et le moyen que j’ai trouvé, c’est l’art.
J’anticipe un prochain colloque où un universitaire fera le parallèle entre cette version papier de mon blog et sa version en ligne… Je l’arrête tout de suite. Les mots sont les mêmes, l’intention identique, la forme s’altère, mais pas davantage que quand je fais évoluer le template de mon blog, ajoutant quelques lignes de code pour qu’il suive l’évolution technologique. Je ne dis pas que tout cela est sans signification, bien au contraire, mais la signification doit être cherchée dans le texte, pas dans le paratexte dont la critique universitaire se gargarise un peu trop à mon avis.
Flaubert n’était pas un auteur plume d’oie taillée à la main. Kerouac n’était pas un auteur machine à écrire. Proust un auteur paperolle. Je ne suis pas un auteur numérique. François Bon n’est pas un auteur numérique (et il le démontre à plus soif en révélant notre généalogie littéraire, comme il le fait une fois de plus en traduisant Kenneth Goldsmith, en nous parlant de The Making of Americans de Gertrude Stein, du meta-livre The Life of Samuel Johnson de James Boswell). La technologie fait ce que nous écrivons parce qu’elle fait ce que nous vivons. Nous ne sommes que des auteurs ordinaires. C’est avec cet ordinaire de nos vies que nous tentons de faire du merveilleux.
Mon ami Ayerdhal souffrait beaucoup de l’enfermement des auteurs de SF dans la SF, du genre prisonnier du genre. Enfermer des auteurs dans une boîte, même aussi sexy que celle du numérique, reste un enfermement. S’enfermer soi-même dans une boîte, c’est se limiter, avouer son incapacité à s’adresser à tous, c’est s’avouer battu, et surtout se refuser au présent.
La littérature numérique est morte, vive la littérature.