Giro, Brooks, Five Ten

Un an de gravel et de bikepacking avec pédales plates

En octobre 2019, quand j’ai repris le vélo après ma fracture du col du fémur, j’ai commencé la rééducation avec des pédales plates, de peur que ma jambe droite ait du mal à pivoter pour s’arracher d’une pédale automatique. Un an plus tard, et après 10 000 kilomètres parcourus, je roule toujours en pédales plates.

Je prends plus de plaisir que jamais à vélo, me sens plus libre, plus léger, plus joueur. Peut-être parce que je retrouve des réflexes de gamin. Je dérape dans les virages, ce que je ne faisais plus depuis des années. J’ose des descentes plus techniques, surtout à VTT. Parfois je m’aide d’un pied pour franchir un obstacle, mieux attaquer un virage ou rattraper une glissade arrière. Je me sens aussi beaucoup plus en sécurité. J’ai évité des gamelles parce que mes pieds n’étaient pas attachés, notamment une fois où lors d’un soleil j’ai sauté par-dessus le cintre alors qu’en pédales automatiques j’aurais sans doute plongé tête en avant comme cela m’est arrivé pas mal de fois par le passé.

J’étaye mon ressenti d’explications plus ou moins objectives, mais mon bonheur de pédaler avec des pédales plates l’emporte sur toute autre considération. Avec les pédales automatiques, je faisais corps avec le vélo comme avec une paire de ski. Je lui étais attaché et il m’était attaché. Peut-être que le détachement me convient mieux, moi d’un côté, mon vélo d’un autre, sans confusion. Nous gardons chacun notre autonomie, mais collaborons. Nous sommes ensemble parce que nous le voulons et non parce que nous sommes enchaînés. Cette métaphore amoureuse est spécieuse, mais elle me parle. En quelque sorte, je peux davantage aimer mon vélo parce que je ne lui suis pas lié par contrat. Je peux descendre du vélo et partir à la course. Il ne me retient pas à cause d’un équipement qui lui serait dédié.

Pouvoir faire du vélo avec n’importe quelles chaussures joue dans mon nouveau bonheur de cycliste. Mon vélo est toujours prêt pour moi, je suis toujours prêt pour lui. J’ai bien testé il y a des années des pédales mixtes, j’ai détesté leur entre-deux. Quand je portais des chaussures automatiques, au moins une des deux pédales ne se présentait jamais sur la bonne face. Je n’éprouvais ni le plaisir des plates, ni des automatiques. Je préfère m’engager, choisir ma religion.

Les performances ? Je m’en moque. Du moment que j’arrive à suivre les copains, je suis heureux. Être le premier en haut d’une côte ne me fait plus aucun effet. Je ne pense pas être plus à la traîne qu’avant. J’ai même amélioré la plupart de mes records sur Strava durant les douze derniers mois. Peut-être parce que j’éprouve davantage de plaisir, parce que le plaisir me fait garder le sourire plus longtemps, parce que le plaisir influence mon rendement et aussi parce qu’il m’incite à parcourir plus de kilomètres.

J’ai roulé avec beaucoup de cyclistes différents en 2020. Souvent, ils m’ont regardé avec des yeux de merlan frit quand ils remarquaient mes pédales plates. Ils me disaient que je perdais un max de puissance parce que je ne pouvais plus tirer sur les pédales. Peut-être, mais je suis un cycliste plus heureux, alors je me fiche de la théorie. En 2020, malgré les deux confinements, j’ai parcouru plus de 9 000 kilomètres, escaladé plus de 90 000 mètres, pour l’essentiel hors asphalte, la moitié à VTT, l’autre à gravel.

Le skieur porte des chaussures de ski, le cycliste des chaussures de vélo. Tout est spécialisé désormais. J’ai envie de davantage de polyvalence, de moins d’enfermement, de davantage d’universalisme. Ouais, l’universalisme nous en manquons pas mal en ce moment, et pas que dans le sport. Nous avons même tendance à nous enfermer dans les particularismes. Alors pédaler avec des chaussures ordinaires serait-il pour moi une façon de faire de la résistance ? Va savoir.

Quand j’ai parlé pour la première fois des pédales plates, expliquant que je les expérimentais, j’ai évoqué des tests montrant qu’il n’y avait pas beaucoup de bénéfices en termes de performances, surtout pour un amateur. Je suis tombé depuis sur une vidéo qui résume de nombreuses études scientifiques sur la question, en voici quelques-unes.

  1. Lors d’un contre la montre, les pros tirent sur les pédales, mais cela contribue peu à la puissance totale fournie. « However, while torque during the upstroke did reduce the total positive work required during the downstroke, it did not contribute significantly to the external work done because 98.6% and 96.3 % of the total work done at the low and high workloads, respectively, was done during the downstroke. »
  2. Quand les chercheurs comparent des coureurs d’une catégorie élite et ceux d’une catégorie inférieure, ils constatent que les premiers sont plus puissants grâce aux fibres musculaires mobilisées lorsqu’ils appuient sur les pédales. En d’autres mots, leur capacité à tirer sur les pédales ne les différencie pas.
  3. Voici pourquoi : quand d’autres chercheurs demandent à des cyclistes de tirer davantage sur les pédales, leur pédalage est plus rond, mais leur rendement n’est pas affecté, au contraire il a tendance à diminuer. These findings suggest that during cycling, the extensor muscles are more efficient power producers than the flexor muscles.
  4. Une étude ne montre aucun bénéfice aux pédales automatiques quand on n’est pas en train de tout donner pour s’arracher au sprint ou dans une côte. « Consequently, shoe-pedal interface (PED vs. CLIP) did not significantly influence cycling technique during submaximal exercise. However, an active pulling-up action on the pedal during upstroke increased the pedaling effectiveness, while reducing net mechanical efficiency. »
  5. Une deuxième étude, menée dans les mêmes circonstances, arrive à la même conclusion : « Though cycling shoes may have comfort or safety benefits, they do not enhance efficiency. »
  6. En revanche, une étude a démontré un gain notoire lors d’un sprint en monté, dû pour partie à la rigidité des chaussures vélo, pour une autre au fait de pouvoir tirer. « To conclude, firm shoe-pedal attachment and stiff shoe soles independently and positively improved cycling performance during high-power, uphill sprints. The combination of the shoe-pedal attachment and the stiffer shoe soles enhanced sprint cycling performance variables by up to 27.6%. »
  7. Une étude a démontré que les chaussures automatiques devaient conserver une grande liberté de rotation pour réduit les chances d’avoir des douleurs aux genoux, sans que cela réduise les performances. « Our general conclusion is that clipless pedal float designs quantifiably reduce applied moments at the shoe/pedal interface without compromising power transmitted to the bike. »

Ces études reflètent mon ressenti. Avec les pédales plates, j’ai vite constaté à VTT que j’avais du mal à m’arracher au sommet de certaines bosses techniques, mais j’ai appris à pousser avec les pieds, donc à passer sans trop perdre de temps. Comme je préfère l’endurance aux efforts brefs et intenses, je ne me retrouve quasiment jamais à devoir sprinter, surtout avec mon gravel. Voilà pourquoi je n’ai pas vu mes performances diminuer en passant aux pédales plates. En revanche en descente, je suis plus performant, plus agile, plus rapide, plus confiant. En résumé, quand je ne roule pas à fond, les pédales plates et les pédales automatiques ne font pas la différence. Ça me va très bien, surtout en bikepacking. Si je revenais aux automatiques, je grappillerais quelques secondes tous les six du mois, des secondes que je perds de toute façon parce que je vieillis. Je suis trop bien avec mes sneakers.

J’ai commencé par pédaler avec de vieilles godasses de running, mais très vite j’ai constaté que leur semelle était trop souple. Comme une des études le montre, la rigidité des chaussures compte pour beaucoup dans le gain de performance, et aussi pour minimiser la fatigue, puisque la pression se répartit sur toute la plante du pied.

Gauche : Five Ten, droite : Cascadia
Gauche : Five Ten, droite : Cascadia

J’ai donc acheté des Five Ten Freerider Pro, chaussures spéciales pour les pédales plates. Leur grip extraordinaire m’a tout de suite bluffé. Elles collent littéralement aux picots des pédales plates tout en répartissant la pression sur tout le pied. Malheureusement, au bout de quelques sorties, je les ai laissées à la maison parce que je les trouvais trop lourdes. J’avais l’impression d’avoir des boulets aux pieds et lors des longues sorties des fourmis me chatouillaient les orteils. L’écart de poids par chaussures n’était que de 50 g, mais la sensation était toute autre. Je me suis écouté et suis revenu aux runnings, tout en étant frustré par leur flexibilité. Il me fallait des chaussures légères, si possible renforcées à l’extrémité, avec une semelle rigide et la plus plate possible.

Comparatif
Comparatif

Dans un de mes placards, j’ai déniché une vieille paire de Brooks Cascadia. Ces chaussures de trail ont une semelle bien plus rigide que de simples sneakers, tout en ayant une extrémité renfoncée. Depuis, je ne les ai pas quittées. J’ai bien traîné dans les magasins de running et même d’alpinisme, à la recherche de la chaussure qui serait idéale : faible drop, légère, rigide, renforcée… et je n’ai toujours pas trouvé mieux que les Cascadia. Les Sportiva de trail, j’ai oublié la référence, sont plus rigides et plus légères, moins de 300 g, mais elles ont malheureusement une semelle avec une encoche juste avant le talon, et j’ai eu peur que les pédales viennent se loger là, soit trop en arrière à mon goût. En ligne, on m’a parlé des très belles Magna Trail, mais de toute évidence elles manquent de rigidité pour le vélo.

Magna Trail, bien trop souples
Magna Trail, bien trop souples

Depuis l’automne, je roule avec des Cascadia Goretex (350 g la chaussure en 44,5). Elles résistent à la pluie, coupent le vent, mais côté thermique elles sont loin d’être comparables à mes anciennes chaussures Mavic Crossmax SL Pro Thermo. Par ailleurs, il n’est pas simple de trouver des sur chaussures néoprène qui recouvrent des runnings. Et puis les picots des pédales plates risqueraient de les déchirer assez vite. Je travaille donc plutôt du côté des chaussettes. J’ai trouvé une solution pour les journées entre 0 et 5 degrés, assez rares dans le Midi. J’utilise en sous-couche une paire de chaussettes en mérinos et en surcouche une paire de Sealskinz étanche version été. Ce combo coupe le vent tout en étant respirant et chaud.

Pour des sorties autour de zéro, voire au-dessous, j’ai acheté une paire Lorpen T3 Polartec Trekking Expedition. Je n’ai pas eu l’occasion de les tester en condition ad hoc, mais j’ai constaté que leur épaisseur me faisait gagner au moins une pointure. Lors d’une courte sortie, j’ai eu des fourmis dans les pieds, voire une allergie à leur matière. Je les testerai un jour de grand froid après les avoir lavés plusieurs fois pour éventuellement régler le problème allergique.

Et les douleurs alors ? « Tu verras, les plates flinguent les genoux et les tendons d’Achille », m’ont prédit des cyclistes. Après un an, j’ai tendance à dire le contraire. Les études montrent que, même avec les pédales automatiques, il faut garder du jeu pour réduire les douleurs aux genoux. Avec les plates, j’augmente simplement le degré de liberté de mes articulations. Au fil des sorties, mes pieds changent de position. Parfois ils avancent, d’autres fois reculent, ou se posent vers l’extérieur. Mon corps s’ajuste sans cesse, peut-être au détriment du rendement, mais surtout pour éviter les tensions qui ne manquent de survenir lors des longues sorties. Même en bikepacking, je n’ai jamais eu à me plaindre de mes pédales plates.

Les Stamp sur mon gravel
Les Stamp sur mon gravel

J’ai à ce jour expérimenté trois paires de pédales. Lors de ma rééducation, j’ai commencé avec des One Up Composite (358 g, 115 x 105 mm) sur mon gravel, puis je suis monté en gamme avec des Nukeproof Horizon Pro Ti (362 g, 100 x 105 mm), les fameuses pédales dessinées par Sam Hill, l’ancien champion du monde d’Enduro. Mes pieds les ont tout de suite aimées, taille parfaite, accroche bien meilleure que sur les One Up. J’ai fini par les monter sur mon VTT et j’ai installé sur mon gravel des Crankbrothers Stamp 11 Large (326 g, 114 x 111 mm). Les Stamp me paraissent plus solides que les Horizon, mais je n’aurais pas dû les prendre en large, mon pied y a presque trop de latitude. Le grip me paraît aussi moins puissant, sans que cela me pose de problèmes avec mon gravel.

Je reste attentif au poids de mon vélo. Le combo sneakers/pédales plates n’est pas plus lourd que celui avec lequel je roulais par le passé. Avant mon prochain voyage bikepacking, je me payerai une paire de HT ME03T EVO (218 g, 102 x 96 mm) et mon combo pédales/chaussures sera inférieur à 900 g, soit 250 g de moins que quand je roulais avec mes Shimano SPD XTR et mes Giro Empire, des chaussures XC super rigides et pas top pour le bikepacking. Je pense qu’il n’est pas simple d’être aussi léger avec chaussures automatiques confortables en toutes occasions, sur le vélo, en voiture, dans le train, au restaurant…

Ces considérations techniques, bien qu’utiles, comptent peu. Même si j’étais plus lourd avec des pédales plates, je crois que je serai tout aussi heureux avec elles. J’ai gagné en légèreté mentale. Je n’ai jamais eu peur avec les pédales automatiques, je ne me suis jamais posé de question au moment de les déclipser, sauf le jour de la chute fatale à mon col du fémur, mais je crois que, au plus profond de moi, j’ai toujours su que j’étais attaché. Je réservais un peu de puissance mentale pour gérer cette information. Désormais, j’ai tué cette tâche inutile. C’est ça de moins à penser, même si c’était au tréfonds de mon inconscient. J’ai en quelque sorte bouclé la boucle. J’ai commencé le vélo avec des plates et reviens aux plates. Mais qui sait ce que les ingénieurs nous réservent ?PS1 : Piste chaussures proposée par des lecteurs : Millet Amuri, des chaussures d’approche super light, avec semelles type Five Ten (280 g) ou des Arcteryx (270 g) ou même des nues pieds Shazam Sandals Mountain Goats pour l’été (170 g).PS2 : Les pédales automatiques une invention française.