Plage des Aresquiers

Le 727 ou la fonction régénérative du bikepacking

Quand je commence à pédaler avec des compagnons de route et mon VTT en configuration bikepacking, ma vie s’arrête et redémarre sur un autre rythme. Il suffit de quelques minutes pour me téléporter ailleurs, même quand je m’élance depuis chez moi, même quand je m’attaque à mon second 727 (Sète to Sète) en moins de deux mois.

Je n’éprouve rien de semblable lors de mes sorties habituelles. Quand je pars pour plusieurs jours, avec une météo changeante, un terrain incertain, des compagnons parfois inconnus, je suis tout de suite plus attentif que d’habitude, plus à l’écoute. Cette acuité ne cesse de s’intensifier à l’approche de la nuit, exacerbant ma sensibilité, me plaçant dans un état de conscience primitif, peut-être celui du chasseur, d’autant que j’aime rouler dans la nature, pas nécessairement au bout du monde, mais assez à l’écart de l’urbanisation pour avoir l’illusion d’être loin de tout.

Je suis addict à cette forme de voyage à vélo, quand mes pneus écrasent la terre, soulèvent la poussière, que les graminées et les fleurs fouettent mes jambes, que je m’arcboute sur mon cintre dans les montées et file dans les descentes. J’aime les liens qui se nouent entre moi et mes compagnons, que j’apprends à mieux connaître, parfois pédalant avec eux pour la première fois. Il m’arrive souvent de me taire, de les écouter parler, de voir une histoire se raconter entre eux en même temps que nous en écrivons une autre de chemin en chemin.

Le voyage commence avant le départ. Quand le groupe se forme, mais que son ambiance ne se dessine pas encore. Premiers contacts entre bikepackers expérimentés et débutants, entre jeunes et moins jeunes. Partage d’astuces, de conseils. Hésitation sur le matériel indispensable, sur celui facultatif. Entente sur nos objectifs quotidiens, une moyenne de 110 km pour près de 2 000 mètres de dénivelé, dans des chemins pas toujours faciles. Puis nous réglons les derniers détails logistiques. Je préviens que la trace comporte quelques variantes que je n’ai pas pris la peine de tester, le raider Gauthier Bancarel ayant effectué le tour quelques jours plus tôt et les ayant validées pour la plupart.

Mercredi 19 mai

Il est 13 h quand Xavier Fabre (49 ans) envoie sur notre groupe WhatsApp une photo de son VTT semi-rigide empaqueté en gare de Grenoble. Logane Planque (23 ans) lui répond avec une photo de son 26 pouces déjà prêt à rouler en gare de Sète. Il a quitté Rouen à 5 h et voyagé avec des enfants hurlants. Je lui propose de se reposer chez moi, mais il préfère farnienter dans un parc, profitant de la douceur méridionale.

Epic avec sac Batsoul
Epic avec sac Batsoul

De mon côté (57 ans), je suis à la bourre, je ne termine le montage de ma config qu’à 16 h, testant pour la première fois mon nouveau sac de cadre, confectionné sur mesure par Batsoul. Il donne à mon semi-rigide un côté racé. Ce minimalisme me paraît en accord avec ma conception du bikepacking : un vélo agile pour affronter les chemins les plus exigeants tout en prenant un plaisir maximum. Impossible d’atteindre ce résultat avec des sacs standards, qui bâillent ou n’épousent pas à la perfection le cadre.

Mon ami Jacques Malavieille (67 ans), avec qui j’ai effectué de nombreuses reconnaissances du 727 et même une tentative échouée en septembre 2020, m’annonce à ma surprise qu’il se joindra à nous s’il réussit à préparer son vélo avant le soir. Il me prévient qu’il n’a pas beaucoup roulé depuis deux mois. Je lui dis que je serai heureux qu’il nous accompagne, même si au fond de moi je sais qu’il est impossible de lancer dans un tel tour la fleur au fusil. J’ai pour ma part déjà effectué près de 5 000 kilomètres hors asphalte depuis le début de l’année.

Logane et Vincent
Logane et Vincent

Vincent Godard le Sarthois (49 ans) arrive le premier chez moi, en fin d’après-midi. Sa femme le dépose et repart aussitôt vers le lac du Salagou où ils passent quelques jours de vacances. Il a prévu de nous accompagner jusqu’au samedi matin. Son vélo est massif, en acier, tout rigide, avec des pneus de 3 pouces. Deux GPS sur le guidon, le téléphone entre eux, un gros antivol et un mug en inox accroché au sac de selle. Je lui dis qu’il transporte des trucs inutiles, communs chez les cyclotouristes, mais pas indispensables en bikepacking quand il faut avaler de forts dénivelés puis jouer dans les singles tortueux et cassant du Midi. Au vu de la puissante musculature de Vincent, je n’insiste pas. Dans la vie, il est chauffeur et son vélo a un côté camion.

Logane nous rejoint peu après. Je découvre un grand gabarit, aux yeux bleus pétillants, étudiant en cinquième année de médecine. Il sera le plus jeune du groupe, même deux fois plus jeune que notre moyenne d’âge, mais aussi un des plus expérimentés, ayant déjà traversé l’Hérault en hivernale, ayant aussi traversé l’Europe du nord en tandem.

Pendant que nous grignotons, Christophe Brochot (55 ans) et Jean-Jaques Rodière (56 ans), deux Dijonnais, nous envoient des photos depuis Sète où ils profitent de l’ouverture des terrasses après la fin du confinement et où ils ont réservé un hôtel. Ils rouleront sur des Salsa Cutthroat préparées par Whithspirit.fr en vue de la French Divide et de l’Atlas Mountain Race.

Jeudi 20 mai

Je m’éveille trop tôt. L’excitation du départ, c’est toujours une première fois. Il n’est que 5 h. Quand je connecte mon téléphone, un message de Xavier, envoyé à 2 h, m’annonce qu’il n’arrive pas à s’endormir et nous rejoindra à Agde, une trentaine de kilomètres après le départ.

Logane, Vincent et moi n’avons pas fini de petit-déjeuner quand arrive de Toulouse Jacques Cartron (53 ans) et son Trek 920, puis les locaux : Patrick Lamarre (54 ans) et son fat bike, Valérie Rasigade (50 ans) et son gravel Otso, pneus de 47 mm, Julien Gay et son VTT tout rigide, enfin Jacques Malavieille et son Trek Caliber.

Nous sommes donc huit au départ de chez moi, puis dix quand nous atteignons Sète et le début de la trace. Nous roulons sur la plagette au bord de l’étang, puis sur la digue qui le sépare des anciens marais salants. Déjà Patrick nous arrête et déploie son drone. Comme lors du premier 727, nous avons décidé de monter un film, parce que nous éprouvons autant de plaisir à préparer nos traces, qu’à les rouler et les raconter.

Sète
Sète

J’entends des bikepackers clamer qu’ils improvisent. Que telle serait la véritable aventure. Pour moi, elle est une histoire, avec un prélude, un développement et un final en apothéose. Comme je peux écrire un roman au hasard, je peux aussi m’y préparer, sachant que l’écriture elle-même produira suffisamment de surprises pour que je ne m’ennuie jamais. Il en va de même en bikepacking. Plus nous préparons, plus nous croyons connaître une trace, plus elle nous enchantera, parce que conscients de détails anticipés qui nous auraient échappés si nous n’en étions pas déjà informés, nous en percevrons d’autres tout à côté et sinon invisibles. L’aventure n’est pas dans l’imprévu, mais dans notre niveau de conscience. Cet éveil peut commencer à notre porte. La préparation d’une trace n’est qu’une technique pour stimuler la sensibilité, pour voyager les yeux écarquillés et non en somnambule.

À cette fonction méditative de la préparation, et donc du récit qui permettra à d’autres de se préparer, s’ajoute le souci de se tenir à distance de l’asphalte, où sinon nous retombons, quand après avoir buté dans trois chemins sans issus nous finissons par nous dire « ça marche aussi par la route. » Ça marche toujours par la route, c’est le problème. On n’évite pas cet aspirateur à trafic sans un minimum de préparation. Je connais sa puissance malsaine pour en être souvent victime lors de mes explorations.

La route réduit mes degrés de liberté, m’oblige à un rythme, à tenir ma droite, à toujours tendre une oreille au cas où une voiture surgirait. Elle déborde de salissures, de stigmates postindustriels, montre le monde en déliquescence. Je cherche loin d’elle celui en train de renaître alors que le macadam me cache le terreau fertile, le recouvre d’une couche opaque et morte, avec pour fonction d’empêcher la nature de reprendre ses droits. La route s’oppose à mes valeurs et je ne l’emprunte que quand je n’ai plus de choix, que quand nous avons laissé dépérir les chemins ancestraux. J’éprouve dans ces moments un mal-être, comme si un petit coin du territoire manquait de souffle.

La préparation d’un voyage, le travail sur la trace, me préserve le plus possible de l’asphalte, accroît mon niveau de conscience quand je suis sur le terrain, m’aide à anticiper le récit que je ferai de mon périple, en vue de le partager, dimension essentielle du bikepacking, parce je ne voyage à VTT que parce que d’autres ont emprunté avant moi les chemins que je suis.

Agde
Agde

Après avoir pêché Xavier à Agde autour des 10 h, nous arrivons à la plage de la Tamarissiere. Un couloir de sable se glisse entre deux touffes d’herbe et le Canigou pointe son sommet enneigé au-dessus de la mer. Nous savons pourquoi nous pédalons. Pour cueillir cette beauté passagère, qui dans un mois ou dans un an quand nous repasserons au même endroit, en une autre saison ou pas, sera une autre. Jacques C, vétéran du premier 727, ne cesse de répéter qu’il a l’impression de suivre une nouvelle trace alors que nous sommes passés exactement au même endroit début avril, sauf que le Canigou était invisible, et que nous avons gagné la plage par un autre couloir de sable, attiré cette fois par des troncs d’arbre échoués.

Coquelicots
Coquelicots

Le printemps nous envoie des bouquets de coquelicots, des verts encore tendres, des ciels encore limpides ponctués de nuages éclatants. La brume estivale ne trouble pas l’horizon. Nous ne perdons presque jamais de vu les Pyrénées et nous déjeunons face à elles, sur le balcon ombragé qui surplombe l’étant de Vendres.

Après 80 km, nous en avons terminé de la plaine et les raidillons s’enchaînent alors que le soleil nous brûle et que nos compteurs indiquent 32°C. Après Lespignan, nous roulons sur des roches blanches et lisses. Jacques M nous explique qu’elles résultent de la concrétion d’huîtres, dont nous voyons se dessiner les dentelures, abrasées par des millions d’années d’érosion. Il nous raconte que depuis le départ nous roulons sur les vestiges de la chaîne des Pyrénées lorsqu’elle s’élevait plus au sud en Méditerranée. Elle s’est effondrée au Tertiaire lors de l’ouverture du golfe du Lyon. Il y a en gros 20 millions d’années. Il ne subsiste que des plies de l’avant-pays pyrénéen qui se termine au pic Saint-Loup au nord de Montpellier.

Au moment de redémarrer, je prends conscience que j’ai perdu un de mes deux bidons. Je repars en arrière sur une paire de kilomètres, avant de renoncer. Par chance, je dispose de porte-bidon à géométrie variable, où je glisserai une bouteille d’eau minérale.

Vignes
Vignes

À la sortie de la pinède de Nissan-lez-Enserune, quand nous retrouvons l’asphalte, Vincent nous plante une accélération qui nous laisse impassibles. Jaques C me dit : « Y’en a qui ont essayé, ils ont eu des problèmes. » Lors du premier tour, un gravelliste s’est épuisé à ce petit jeu. Nous ne voulons pas être de mauvais augure. Nous connaissons la difficulté de la trace. Nous savons que le moindre effort inutile finit par se payer, mais Vincent recommence plusieurs fois son jeu.

D’un autre côté, tout n’est qu’une question de niveau. Jacques M et Jean-Jacques commencent à traîner à l’arrière alors que nous enchaînons des singles de plus en plus techniques. Bientôt ils coupent par la route. Nous nous retrouvons par miracle peu après 20 h à Siran, où nous mangeons de la charcutaille et du fromage en terrasse d’une brasserie.

Nous repartons par chemins, singles et minuscules routes, et je pense avec appréhension que j’amène le groupe vers une de mes variantes non testées alors que la nuit tombe. Nous grimpons dans le dur, même le très dur, le nez sur le guidon, la pointe de la selle dans le cul, sautant d’ornière en ornière. Les pins se referment autour de nous et nous aspergent de senteurs revigorantes. Je n’éprouve pas la moindre fatigue. Plus la nuit avance, plus j’entre dans ce mode que seules les longues journées à vélo commencées au levé du jour et terminées dans le noir procurent. Je n’allume pas ma lampe. J’accélère quand le faisceau d’une autre se rapproche. Je veux avancer le plus loin possible dans la nuit pour être dans l’effort avec elle. J’éprouve un sentiment immémorial. Je déverrouille des sensations primitives. Je respire différemment, force différemment, ne suis plus moi-même, mais la forêt, et elle me pousse plus haut, plus loin jusqu’à notre bivouac.

Je retiens de cette journée les Pyrénées au loin, le Canigou nous présentant peu à peu une face nouvelle. Je retiens des échanges, des éclats de rire, des histoires dans l’histoire, le vélo autorisant et même favorisant la parole. Je parle avec l’un, parle avec un autre, observe, parfois plonge en moi-même, pense encore un peu au roman que je retravaille, puis de moins en moins, de plus en plus avec les autres et seulement avec eux dans notre lente translation.

Il fait doux quand nous nous couchons. La nuit sera claire.

Vendredi 21 mai

Un ciel limpide nous éveille et nous nous remettons en route, entrons dans Caunes-Minervois encore endormie, glissons dans les ruelles désertes, longeons l’abbatiale romane, puis, déjà comme des habitués, nous dirigeons vers Le Petit Marché où nous nous ravitaillons, avant de nous installer en terrasse de café.

Caunes
Caunes

Jaques M nous montre le monument aux morts, dont les marbres datent du Dévonien, il y a 400 millions d’années environ. Rouges ou gris, on les exploite depuis l’antiquité et les retrouve à Versailles et partout en Europe. Ils proviennent de la Montagne Noire que nous allons escalader, un très vieux massif, construit durant l’ère primaire, puis rabotée, recouvert de sédiments marins, avant d’être soulevé avec le reste du Massif central.

Montagne noire
Montagne noire

La Montagne Noire ne culmine plus à 5 000 mètres, mais commence par des pourcentages sans complaisance, qui déjà nous révèlent des vallées engoncées dans la verdure, et vers le sud toujours les Pyrénées que les nuages encombrent. Jacques M et Jean-Jaques souffrent et nous laissent partir, nous demandant de ne pas les attendre. Nous avons tous compris que le groupe ne pouvait pas rester en l’état si nous voulions boucler le 727 en cinq jours.

Gauthier Banca m’a indiqué un sommet à 945 mètres avec la plus belle vue de la région, selon lui. J’ai eu l’espoir de l’atteindre en coupant à travers une prairie repérée par images satellites, qui s’avère trop pentue et embroussaillée. Nous accédons finalement au sommet du Saladou par une piste en sous-bois et découvrons un panorama vertigineux. Dans ma tête, je corrige déjà la trace et envisage de nouvelles variantes à exploiter, pour en même temps offrir la meilleure expérience VTT et les plus beaux spectacles.

Saladou
Saladou

Pendant que nous photographions et filmons, je remarque que Vincent poursuit sur le sentier en poussant son vélo. Depuis le début de l’ascension, il ne joue plus à nous planter des banderilles, traînant à la queue du peloton. Sa monture, en plus d’être trop lourde, n’est pas adaptée aux reliefs rencontrés : son développement de 30x42 l’empêche de mouliner contrairement à nos 32x50. Il n’a d’autre choix que de forcer ou pousser, ce qu’il choisit de faire.

Nous plongeons dans la vallée, passant sous le regard suspicieux d’un énorme bœuf en liberté. Découvrons le hameau de Sales, avec un point d’eau bienvenu, puis attaquons un single difficile qui nous force à mettre pied à terre, sauf Logane qui passe avec une facilité déconcertante. Le niveau de difficulté d’une trace est tout relatif, mais ne vous y méprenez pas, vous découvrirez bientôt que Logane est un cycliste hors norme.

Montagne noire
Montagne noire

Nous entrons dans le parc régional du Haut Languedoc. Après Labastide-Rouairoux et un copieux ravitaillement, nous attaquons un second pan de la Montagne Noire. Un sentier exigeant court à travers les genets qui dessinent des vagues dans les pentes alentour. Leur jaune nuance le vert sombre des sapins et le vert tendre des hêtres.

Montagne noire
Montagne noire

Sans cesser de grimper, nous atteignons une forêt, puis à partir du col du Moulin à 750 m, nous progressons sur un plateau. Des arbres couchés encombrent le chemin, peu fréquenté à cet endroit. Nous descendons bientôt vers le lac de Raviège, quittant la trace suivie début avril. Nous nous heurtons à un fil barbelé, puis atteignons les rives du lac par une route sans grand charme. Nous décidons de ne pas retenir ce secteur et de couper droit vers La Salvetat sur Agout.

Nous nous ravitaillons à l’épicerie et chez Flipo, dégustant les merveilleux macarons et autres sucreries. Nous ne trouverons plus rien à manger avant le lendemain, tard dans l’après-midi. Alors que nous buvons un verre en terrasse, Vincent nous annonce qu’il abandonne. Sa monture mal adaptée au profil a eu raison de lui. Nous tentons de l’encourager, il ne nous reste qu’une vingtaine de kilomètres avant d’atteindre le lac de Vézoles où nous comptons camper. Vincent a trop mal aux jambes. Il nous quitte en plongeant dans la vallée, où sa femme le récupérera. Nous savons déjà qu’il reviendra. Il n’est pas du genre à terminer sur un échec.

Nous repartons à huit, suivant les rives de l’Agout par la route, puis bifurquons dans la forêt et nous lançons vers le roc de Saint-Martin à 1 040 m. Nous n’avons plus qu’à nous laisser glisser vers le lac. Plutôt que de rester sur la route, je propose une exploration, qui s’avère impraticable. Patrick suggère que nous roulions jusqu’au sentier qui longe le saut de Vézoles. Il nous faut presque continuellement porter ou pousser les vélos. La vue depuis le belvédère est tout simplement magique, mais je ne retiendrai pas cette variante.

Roc de Saint-Martin
Roc de Saint-Martin

Vers 20 h, nous atteignons le gîte non gardé sur la rive sud du lac, composé de trois bâtiments dans lesquels nous nous répartissons. Un ruisseau coule en contrebas. Des arbres moussus se contorsionnent de part et d’autre, ponctuant un velours de feuilles mortes. Un revenant se dresserait que nous ne serions pas surpris, d’autant que le ciel s’assombrit et que des rafales menaçantes secouent les frondaisons. Il tombe un grain quand nous nous glissons dans nos sacs de couchage.

Samedi 22 mai

Nous tardons à nous remettre en route. Il ne fait pas plus de 5°C et le ciel est couvert. Nous grignotons avant de rouler jusqu’au refuge de Camp Blanc, encore fermé en cette saison, où nous remplissons nos bidons.

Nous avons bien du mal à nous réchauffer même si le ciel se dégage peu à peu. Une fois sur la piste des crêtes, nous alternons entre passages sous couvert des conifères et points de vue qui portent jusqu’à la mer en enjambant de multiples lignes de montagnes et de collines. Nous ne cessons de nous arrêter pour photographier, sachant que l’immensité sous nos yeux ne se laissera jamais capturer.

Piste des crêtes
Piste des crêtes

Au détour d’une descente, nous découvrons un gîte, avec un panneau vert et jaune qui nous arrête. Incroyable ! Il est possible de boire quelque chose de chaud et même de manger une omelette géante. Je n’y avais pas prêté attention en avril, tant nous étions pressés d’atteindre notre gîte situé un peu plus loin. La patronne de la ferme du Devès nous apprend qu’elle a ouvert il y a deux ans, mais qu’elle n’est pas encore bien référencée dans les guides. C’est chose faite sur ma carte.

Nous repartons requinqués et avec le sourire. Cette halte providentielle nous évite de tenir toute la journée avec des cacahuètes. Nous entrons dans un secteur époustouflant. Bientôt la piste fait place à des singles qui se glissent à la lisière des champs et des forêts. Des fleurs jaillissent de toute part en même temps que l’horizon se dégage.

Monts d’Orb
Monts d’Orb

Nous restons sur la crête du massif de L’Espinouse, selon un profil en montagne russe, enchaînant les cols, toujours surfant avec la ligne des 1 000 m. Bientôt nous entrons dans la partie sud du parc régional des Grands causses. Nous passons sous une barrière indiquant « réserver aux ayants droit » et découvrons avec stupeur la vallée de l’Orb vers laquelle nous devons dévaler, sauf que le GR supposé nous guider disparaît dans un champ labouré par des vaches.

Nous décidons de basculer vers Séries, accompagnés par un veau qui gambade à nos côtés, dont la frayeur ne nous rassure pas. Nous n’entrons pas dans le village, nous laissons porter par une petite route en descente, puis repartons vers les hauteurs. Nous retrouvons le GR qui rejoint une piste, continuons l’escalade, puis redescendons vers la vallée. Nous doublons un banc de jardin public scellé dans le sol, parfaitement positionné pour la méditation, mais tout de suite après la piste s’arrête, brutalement, de façon inexpliquée. Un boyau la prolonge. Il nous faut porter les vélos sur une vingtaine de mètres dans un chaos rocheux avant de trouver une piste caillouteuse et qui plonge à plus de 20 %.

Nous roulons sur des œufs, évitant de freiner trop fort, n’hésitant pas à mettre le pied à terre. Nous dominons les thermes d’Avène. Le parking est vide, preuve que la station n’a pas encore réouvert. Nous rejoignons une piste plus clémente qui nous amène au centre du village, tout aussi désert qu’en avril. Une bombe à neutron aurait explosé que nous ne serions pas surpris. Il n’y a strictement personne, toutes les boutiques sont fermées.

Lac d’Avène
Lac d’Avène

Nous puisons dans nos réserves de provisions avant de nous remettre en route. Nous rejoignons le lac que nous survolons par la piste en balcon, dans un air de Côte d’Azur d’antan avec des parterres fleuris. Nous explorons Ceilhes-et-Rocozels où là encore la vie n’a pas repris. Comme en avril, nous nous translatons jusqu’au camping bord du lac pour boire un verre et manger une glace.

Quand nous repartons, nous nous heurtons à un sentier embroussaillé. Je ne comprends pas pourquoi les communes, surtout touristiques, n’entretiennent pas leur patrimoine culturel le plus ancestral, et peut-être le plus vital. Il suffirait souvent de passer un rotofil pour réouvrir des passages délaissés et qui permettraient de relier des communes aujourd’hui dépendantes du seul macadam, donc d’une seule vision de la civilisation.

Je me suis fait la même réflexion sur les hauteurs d’Avène, où une partie des pistes DFCI sont abandonnées, me donnant l’impression que les élus n’ont pas encore compris que le monde était en train de changer, que les touristes désiraient arpenter les sous-bois plutôt que se dorer au soleil à longueur de journée. Quand on dispose d’un patrimoine exceptionnel, je ne comprends pas pourquoi on ne l’entretient pas en priorité. Peut-être à cause des chasseurs, encore trop puissants, qui ne veulent pas que les promeneurs perturbent leurs jeux dangereux.

Nous quittons donc Ceilhes-et-Rocozels par la route, avant de retrouver la piste, cette fois en bon état, qui nous amène à Roqueredonde, où nous avons réservé le gîte départemental. Sur la place du village, cinq nanas nous accueillent avec des bouteilles de bière à la main et packs à leur pieds.

— Vous allez dormir, ici ? On va faire du bruit. Vous voulez boire un coup ?

Jacques C lâche son vélo et trinque avec les nanas. L’une lui vomit presque dessus. Nous nous tenons à l’écart le temps que notre hôte arrive et nous ouvre le gîte, où il règne une humidité glaçante. Nous allumons à fond les chauffages, sans trop rien y changer. Nous mangeons plus ou moins à notre faim avant de nous coucher. Point de bruit dans la rue, les fêtardes cuvent leurs bières.

Dimanche 23 mai

Il fait tout aussi froid que la veille au matin quand nous repartons. Le ciel est gris. Nous attaquons tout de suite dans le dur, sans réussir à nous réchauffer tout à fait. Logane prend l’habitude de terminer les ascensions, puis de redescendre à la hauteur du dernier du groupe. Certain de ses capacités et des nôtres, après trois jours d’observation, il s’amuse avec la trace.

Nous dépassons le temple bouddhiste, traversons la forêt d’Escandorgue, puis, après une courte section asphaltée, gagnons Les Rives par un sentier herbu, qui exige bientôt le poussage. Quand nous atteignons le plateau du Larzac, nous apercevons un immense aigle posé dans un champ. Un second s’envole à notre approche, qui était en train de dévorer le cadavre d’une brebis.

Nous plongeons sur le Caylar où enfin nous pouvons avaler un petit-déjeuner digne de ce nom. Nous traversons le plateau avec une musique de western en tête, surpris de le voir aussi vert et aussi fleuri. Il y a un mois il était jaune, dans un mois il le sera à nouveau. La Pentecôte est sans doute le moment idéal pour effectuer un 727 éblouissant. Le thym fleurit, des cheveux d’ange oscillent dans les risées, d’innombrables fleurs colorées ponctuent la lande.

Le Larzac en fleur
Le Larzac en fleur

Le soleil nous rattrape quand nous atteignons Saint-Maurice de Navacelles. Nous ne nous arrêtons pas pour une grillade, la guinguette étant bondée, la journée est encore longue si nous voulons en terminer en cinq jours. Un single nous propulse vers le massif de la Séranne. Nous laissons au-dessous de nous les gorges de la Vis, puis traversons des prairies où courent des pur-sang. Nous longeons un muret vermoulu, débouchons entre un bouquet de maisons, puis attaquons une DFCI qui nous amène vers le chemin de Saint Guilhem. Nous le quittons pour plonger dans la bucolique vallée de la Buèges. La descente commence par un poussage, puis par un jeu d’équilibriste sur les fortes pentes caillouteuses. Le chemin en épingles s’agrippe à la falaise avec tout en bas sur son piton le village de Pégairolle de Buèges.

Pégairolle de Buèges
Pégairolle de Buèges

Une fois sur le macadam, nous filons jusqu’à la résurgence de la Buèges envahie de promeneurs. Saint-Jean de Buèges est tout aussi saturé. Des motos valsent devant les cafés, dans un vacarme à éveiller en nous des envies d’intolérance. Après des jours de quasi-solitude, nous retrouvons avec douleur la foule et la vivons comme une agression.

Nous nous enfuyons. Longeons la rivière, puis atteignons Brissac et son parc verdoyant. Nous hésitons à nous poser en terrasse, mais il est déjà 18 h. Nous téléphonons à la boulangerie de Saint-Bauzille de Putois pour qu’elle nous réserve de quoi manger, puis fonçons nous approvisionner pour le soir et le petit-déjeuner.

Je prends conscience que notre groupe a atteint sa taille maximale. Au-delà de huit, il y a toujours un ou deux retardataires, à cause d’une pause pipi, d’un ravitaillement, d’un changement de fringues, d’un coup de fatigue… et la progression s’en trouve trop ralenti, ne serait-ce que parce que même acheter un croissant prend davantage de temps. En quelque sorte, la sélection naturelle nous aurait ramenés à la taille maximale correspondant à notre philosophie du bikepacking. Si nous avions choisi le mode raid, le groupe aurait encore diminué, moi-même m’en faisant éjecter.

Peut-être que notre organisation en open source influence aussi l’ambiance. Nous n’avons rien payé, sinon une assurance. Nous nous sommes auto-organisés entre copains, avec un partage des responsabilités. Personne ne vérifie si nous avons respecté scrupuleusement la trace, personne ne nous chronomètre, nous nous sommes fixé un objectif raisonnable qui nous permet de profiter des paysages, de tourner des images, de passer du temps en terrasse des cafés.

Après chaque village nous attend une escalade. Nous franchissons un gué, puis grimpons dans les garrigues. Changement de paysage et de végétation. Nous retrouvons la caillasse et les buissons griffus. La nuit tombe. Jacques C veut s’arrêter à chaque coin d’herbe, mais nous faisons comme si nous ne l’entendions pas. Nous roulons jusqu’à atteindre les hauteurs de Claret. Le soleil nous salue dans un embrassement qui se termine par un trait violet au-dessus de Pompignan.

Falaises de Claret
Falaises de Claret

Lundi 24 mai

Des oiseaux chantent au long de la nuit, se répondent, puis à l’approche de l’aube de nouveaux concertistes se joignent à l’orchestre. Nous remontons en selle avec cette sensation assez spéciale du dernier jour, la certitude que le lendemain impliquera un retour à la temporalité normale, une sorte d’intensité plus faible, qui nécessitera un temps d’adaptation. Plus je voyage à vélo, mieux je comprends pourquoi le navigateur Bernard Moitessier ne s’est pas arrêté à la fin la première course autour du monde en solitaire, alors qu’il était annoncé vainqueur. Il a refusé de revenir dans la sédentarité, repartant pour une seconde boucle.

Nous parcourons les bois au-dessus de Claret, devinant l’odeur inimitable de l’huile de cade distillée à partir du bois de genévrier, puis après une incursion dans le Gard, longeons les vignes, traversons des villages et des garrigues, enchaînant encore des raidillons difficiles, toujours à l’économique, car nous savons que nous attends au final le mont Saint Clair, haut de seulement 175 m, mais avec des pourcentages douloureux.

Gué
Gué

Nous rejoignons la plaine littorale à Lunel, filons vers la mer, vent de sud dans le nez, traversons la Grande Motte, une ville que j’aime de plus en plus. Son architecture se bonifie avec les années, en même temps que les pinèdes prospèrent, que le sable et la végétation se mêlent. Du haut du pont passerelle, on a une vue imprenable sur les pyramides percées de formes ovoïdes qui évoquent les décors des premiers Star Wars.

Il me paraît important que la trace traverse cette ville, à l’urbanisme en avance sur son temps, la pratique du vélo y ayant été pensé dès l’origine. Parfois des bikepackers sont tentés de ne parcourir que la partie nord du 727 et je dois insister pour qu’ils ne manquent pas le sud, parce que tant culturellement que spectaculairement, ça vaut le détour.

Les terrasses du front de mer étant bondées, nous grignotons en retrait, puis repartons en suivant les plages. Nous jouons entre les immeubles de Carnon, y dénichant des lignes de terre, avant de contourner le port. Valérie nous quitte pour rentrer chez elle, et nous poursuivons à sept, comme les mercenaires, comme lors de la précédente 727.

En arrivant à l’abbaye de Maguelone, Pierre Ouagne et Éric Maire, deux raiders, fondent sur nous. Partis une journée après nous, ils nous rejoignent à une encablure du final. Nous comparons nos sensations. Habitués aux épreuves extrêmes, ils reconnaissent que la trace est difficile, que le dénivelé annoncé n’est pas une illusion et qu’il fait particulièrement mal aux jambes.

Sur la plage
Sur la plage

Nous roulons ensemble sur le sable, frôlant les vagues, souvent de front en une joyeuse horde sauvage. Nous dépassons les écoles de kyte, tournons encore des images. Patrick se désape et pique une tête. Nous repartons vers le bois des Aresquiers, avalons le dernier single, peut-être le plus beau, à travers les anciens marais salants, puis atteignons Sète.

Nous voilà déjà au pied de Saint Clair. Les raiders veulent faire un temps, c’est sans compter sur la fougue de Logane. Il accélère avec une telle brutalité qu’il nous laisse sur place. Je vois le groupe s’éloigner, montant à mon rythme, sans me stresser, car Patrick bataille derrière avec son fat. Voilà Logane qui redescend tout sourire, puis qui remonte et me double à fond de train. Bien sûr personne n’a pu le suivre, pas même les raiders. Mais qui aurait pu suivre Logane ?

Sète depuis Saint Clair
Sète depuis Saint Clair

Nous redescendons vers la gare, notre point de départ. Nous disons au revoir à Xavier qui prend un TER pour Montpellier, à Christophe qui repart vers Dijon en compagnie de Jean-Jaques. Le groupe se défait, non sans un petit pincement au cœur, comme si nous sacrifions une entité dont nous avions été les cellules.

Une fois chez moi, une fois que nous arrêtons nos GPS, une fois que je ne suis plus qu’avec Logane qui ne prendra son train que le lendemain, il regarde son temps sur Saint Clair et découvre qu’il a effectué la troisième performance de tous les temps sur le secteur que nous avons effectué. Cela avec un VTT 26 pouces en aluminium et tout son barda bikepacking ! Les deux devant lui sont des pros avec des vélos de course à moins de 7 kg ! Logane a dans les jambes de quoi pulvériser le record de la montée de Saint Clair, et de beaucoup d’autres ascensions.

Je lui demande s’il a pensé faire de la compétition. Il évoque l’idée de se lancer dans des courses d’endurance. La relève de Sofiane Sehili est assurée. Logane est tout simplement extraordinaire, mais d’abord il doit passer son internat.

Mardi 25 mai

Je suis tout surpris de me réveiller dans mon lit, de devoir accompagner les enfants au collège et au lycée, de me poser derrière mon ordinateur pour raconter notre tour. La vie a rebooté une fois de plus, pour quitter le système d’exploitation du bikepacking et revenir à celui de la vie de tous les jours. Avec une petite différence, un upgrade, une augmentation de mon niveau d’optimisme.

Quand je vois la beauté du monde, de nos chemins, quand je vois comment ils irriguent le territoire, et donc nous relient les uns aux autres, je ne doute plus. Je suis incapable de prêter foi aux théories des collapsologues et des déclinistes, tous rangés dans le même panier des vendeurs de mauvais augure.

Je m’éveille après avoir rêvé de maisons enfouies dans la verdure, de turbines à vent dans leur jardin, de panneaux solaires sur leur toit, d’oiseaux chantant dans la nature rendue à elle-même. Je rêve d’un monde technologique et simple, de ce monde que j’ai traversé durant quelques jours et dont la réalité ne fait aucun doute.

Le bikepacking me rend heureux, me fait me sentit plus libre, et donc capable d’envisager ce qui sinon semble impensable. Il me montre la possibilité de me désengluer des rouages mécaniques pour dévier des chemins tout tracés et en ouvrir d’autres ou en revitaliser qui risqueraient d’être oubliés, et sans lesquels nous ne serions plus tout à fait humains.

Le bikepacking a des vertus régénératives. Il nous pousse au-delà du vélo, au-delà du défi physique, il active en nous des mécanismes de pensée salutaires. Encore aujourd’hui tout est plus beau autour de moi, et le restera jusqu’à mon prochain voyage, quand une fois de plus je me régénérerai.

Statistiques

Statistiques
Statistiques

Lors de notre tour d’avril, nos vitesses effective et moyenne étaient 1 km/h supérieures, ce qui explique pourquoi je termine moins fatigué, cette fois.