Mercredi 1er, Paris

Je pense ma vie en fonction de mon journal. Londres sera bon pour le journal, allons à Londres. Voyager, c’est bon, alors voyageons. Bourin m’a demandé : « Ça veut dire quoi travailler au journal ? » D’habitude, on y écrit ses pensées fugitives, on y règle ses comptes, on se raconte… Moi, j’essaie de l’écrire comme un livre ordinaire, avec une logique qui le traverserait. Il repose sur une accumulation que j’espère mener loin. Il me servira à explorer ma jeunesse rétrospectivement, puis ma maturité immature.

Je voudrais écrire une sorte d’Idiot de la famille au sujet de moi-même. Depuis ma vieillesse, mettre mes notes en perspective. Je dois vivre vieux, même très vieux, ou je ne serai jamais un grand écrivain. En attendant, le journal m’a éloigné du roman et des réminiscences.

Aujourd’hui, je travaille à l’introduction du journal. Il faudrait toujours que plusieurs dates coïncident pour une journée donnée, montrer comment la vision d’un évènement s’altère avec le temps. Comme l’a montré Chateaubriand, un journal n’est pas nécessairement chronologique.

Vendredi 3, Paris

Un jour, je serai réduit à écrire les prières d’insérer des livres que je n’aurais pas écrits.

Je vais déjeuner avec Bourin. Que va-t-il me dire de mon journal ? M’aidera-t-il à lui donner une forme consommable ? Pourquoi ne pas réécrire 1996 vu depuis aujourd’hui ? Cette année est déjà loin et encore trop proche.

Je connais mal ce que j’écris et je dois me relire et me corriger pour ne pas m’oublier. Peut-être que je me moque du résultat de l’écriture, ce qui expliquerait pourquoi je ne suis pas publié, seules comptent les conséquences de l’écriture sur moi-même.


Bourin me conseille d’écrire un roman que j’utiliserai pour faire passer mes idées. « Il te suffira de les puiser dans tes carnets. » Et puis, en parlant de mes carnets, il dit : « Le jour où tu seras connu, ils feront un tabac. » En attendant, je dois écrire le livre qui m’amènera mes premiers lecteurs. Et me lancer dans un énième exercice de style. Écrire sur mon idée d’entraîner la vie vers la fiction. Fictionnaliser la vie. La romaniser et non s’en inspirer pour en faire un roman.

Samedi 4, Paris

Port de l’Arsenal. J’aime le mot muret, plus que le mot j’aime les murets. Un mur symbolise la prison, le muret évoque les jardins en escaliers, les terrasses ensoleillées. En hiver, on s’adosse aux murets pour se protéger du vent et prendre le soleil.

Le tome 1 de la Saga Vignaud comporte trois lignes narratives. 1/ Notes de Vignaud (la réalité issue de mes carnets). 2/ Enquête (présentée comme réelle, mais imaginaire). 3/ Vie reconstruite de Vignaud (imaginaire dans l’imaginaire). Sujet du livre : tirer le réel vers le romanesque, tirer le romanesque vers plus de romanesques, bâtir un monde toujours plus riche.

Mardi 7, Paris

Dans La Saga Vignaud, l’enquêteur sera un personnage sans rapport avec moi (et avec Vignaud) : autre milieu, autre vie, autres plaisirs (il aime danser, boire, fumer…)… Il ne sera pas caricatural, il me sera étranger, un homme que je n’aurais aucune chance de rencontrer. Moins je le comprendrais, plus il me sera difficile de l’animer, plus je plongerai dans la fiction et plus grand sera le contraste entre le romanesque et les carnets.

Reconstruire la vie d’un homme à partir de quelques indices, c’est un projet classique, mais reconstruire une vie possible l’est peut-être moins (d’autant plus que la vraie vie je la connais puisque c’est la mienne). J’écrirai un roman non pour donner l’illusion de la réalité, mais pour montrer comment la réalité devient romanesque.

Pousser la réalité vers le romanesque, c’est mon but existentiel, mais non celui de l’enquêteur. Lui, il invente une histoire farfelue en croyant qu’elle approche de la vraie vie de Vignaud. N’ayant pas la force d’amener sa vie au romanesque, il cherche une explication secrète au fait que Vignaud ait réussi l’élévation. L’enquêteur ne partage rien avec Vignaud et pourtant il l’admire. Toutefois cette admiration le dérange ? « Si Vignaud a connu une vie extraordinaire, il doit y avoir une cause secrète », pense-t-il. L’enquêteur ne se contente pas d’admirer, il veut comprendre. Pourtant il sait tout de la vie de Vignaud, il veut tant la comprendre qu’il la réinvente. Dans son imaginaire, Vignaud ne dort pas, il vit une autre vie.

L’enquêteur ne voit pas l’extraordinaire dans l’ordinaire. Il ne voit pas que son enquête transforme sa vie et la rend romanesque. Obsédé par Vignaud, il ne réalise pas qu’il vit dorénavant comme lui. Il n’admet pas que le secret de Vignaud était dans sa vie même, dans ses carnets, dans son plaisir à voir le monde et le penser. « Non, c’est impossible », se dit l’enquêteur. Non, il ne doute même pas, il ne songe pas une seconde que la simplicité puisse mener au bonheur. « Il y a autre chose. »

L’enquêteur est superstitieux, il croit aux signes, il ne rationalise pas, il se fie à son instinct.

Les modes de vie. 1/ Vignaud vit comme dans un roman. 2/ Cette vie stupéfie l’enquêteur et il en cherche la cause secrète. 3/ Il imagine la vie sur-romanesque de Vignaud, les carnets n’étant plus que le haut de l’iceberg. 4/ L’enquête élève la vie de l’enquêteur au romanesque (un romanesque dans le romanesque)

L’enquêteur élève inconsciemment sa vie au romanesque en essayant de comprendre pourquoi la vie de Vignaud était romanesque. Morale : la vie devient romanesque quand un but l’anime. Si l’enquêteur avait été conscient du caractère romanesque de la vie de Vignaud, il ne se serait pas mis en route. À la fin, il comprend qu’il n’y avait pas d’autre pourquoi que l’en quoi (le comment).

Avoir un but ne signifie pas l’avoir toujours à l’esprit. L’artiste veut produire une œuvre, mais l’oublie quand il travaille. Le but guide la vie, il ne la régit pas.

Samedi 11, Londres

Les gens éprouvent souvent le besoin de partir de chez eux pour fêter les événements importants de leur vie parce qu’ailleurs ils ont l’impression de vivre avec plus d’intensité. C’est une conséquence de la nouveauté.


Les quatre tomes de la saga Vignaud. 1/ Les extrapolations de l’enquêteur à partir des notes retrouvées. 2/ La version imaginaire de Vignaud à partir, peu ou prou, des mêmes notes. 3/ La version réaliste de Vignaud à partir des souvenirs, les notes servant de point d’ancrage. 4/ L’intégralité des notes de Vignaud. Les quatre tomes introduisent peu à peu au journal.

L’ascension vers une vie plus romanesque. 1/ La vie ordinaire de Vignaud. 2/ La vie romanesque de Vignaud lorsqu’il voyage et écrit dans son carnet. 3/ La vie ordinaire de l’enquêteur. 4/ La vie extrapolée de Vignaud par l’enquêteur. 5/ La vie romanesque de l’enquêteur. 6/ La vie esthétique du lecteur. On passe de 1 à 2 par l’activité artistique, de 2 à 3 par la création d’une œuvre (sujet classique du XXe siècle), de 3 à 4 par l’imaginaire, de 4 à 5 par le romanesque (sujet classique du XIXe siècle), de 5 à 6 par la lecture. On passe de la réalité ordinaire à la réalité devenue extraordinaire non seulement par l’expérience esthétique, mais aussi par la mise en scène de la vie comme dans un jeu de rôle. On s’impose un rôle consciemment alors qu’à l’ordinaire on le subit. On devient acteur de sa vie.

Lundi 13, Paris

Nous venons de passer trois jours épuisants à Londres et avons fini par choisir l’appartement le moins pire de ceux visités. En comparaison, Paris semble calme et champêtre. Les arbres des parcs anglais ne parviennent pas à tempérer le tumulte de la ville.

Samedi soir nous avons dormi à Cholsey chez un cousin d’Isabelle, sa femme et leurs six enfants, et d’autres membres de la famille ont débarqué, j’étais totalement désorienté. Le jardin de l’immense maison s’achève au bord de la Tamise, à cet endroit encore une rivière paisible. Il faisait soleil et doux, des pêcheurs s’alignaient sur l’autre rive.

Mercredi 15, Paris

J’esquisse le réveil de Vignaud. « Errance à répétition. Errance à répétition. Distension. Errance à répétition. J’ai mal au ventre. La lumière pèse sur mes paupières. Je replonge sous l’édredon. C’est comme ça, j’y resterai. Trop manger, trop boire, trop d’orgueil. Impossible de dormir. Se lever ? Se cloîtrer ? En chien de fusil, dans ma chaleur et mon odeur. Régresser. Errance à répétition. J’oublie de penser. Ce n’est pas clair, même pour moi. Je me présente. Thomas. Je suis… quoi, qui… à quoi bon ? Je suis un homme, la quarantaine et j’ai oublié de penser depuis longtemps. Que faire des notes de Vignaud ? Il a disparu sans nous laisser de nouvelles. Mettre de l’ordre dans ses papiers. À quoi bon ?

« Je me suis levé tout de même, j’ai pris le bus jusqu’au bureau, il pleuvait, un adolescent se rongeait les ongles à pleine bouche. Je regardais mes doigts, j’avais perdu l’habitude de les maltraiter, me contentant de chasser les peaux mortes. Ça n’avait pas été simple. Tous les matins, je me badigeonnais d’un liquide incolore et nauséabond. J’avais fini par y prendre goût et le dermato m’avait prescrit une autre mixture. Ça n’avait rien changé. Je m’ennuyais au travail, je n’avais pas d’autre plaisir que me ronger au sang. Des araignées dévorent le mâle pendant la copulation. Rien ne se perd. Le papillon du mûrier digère son intestin. Incapable de s’alimenter, il s’autodétruit. Je voulais disparaître. Non pas mourir, disparaître, me dissoudre, devenir un courant d’air, passer sous les jupes des femmes, frôler leurs cuisses, aller ailleurs. J’ai perdu goût à la mutilation à force de contempler un de mes collègues plus voraces. Je m’étais toujours limité aux ongles, il s’attaquait à la main, au poignet, il engloutissait son avant-bras. Ça m’a dégoûté.

« Un jour, j’ai cru aimer une femme. Nous avons fait l’amour toute une nuit, la plus belle nuit de ma vie, au matin cette femme encore désirée m’a demandé de lui servir un café. J’ai vu ses doigts tuméfiés se refermer sur l’anse de la tasse, j’ai eu un haut-le-cœur. C’était fini entre nous. Maintenant dans le bus, je regarde les doigts avant les jambes ou les seins. L’été je regarde les pieds. Ils souffrent durant l’hiver de chaussures trop contraignantes. L’été ils ondulent, toujours jeunes, jamais meurtris. D’ailleurs, les pieds indélicats restent voilés.

« Au bureau des messages m’attendaient. J’ai répondu, d’autres ont surgi, j’ai répondu. J’ai animé une réunion où nous avons discuté deux heures pour savoir si nous devions investir dans une machine, et le temps perdu à la réflexion nous a coûté plus cher que la machine. Nous avons gagné notre vie, plutôt bien, nous avons fait gagner leur vie à nos clients, plutôt très bien, nous avons déjeuner en cinq minutes d’un sandwich, plutôt bon, nous avons échangé quelques sourires, nous étions fatigués, demain ce serait plutôt mieux, ce serait le week-end.

« Je ne suis pas rentré chez moi, j’ai retrouvé Anna, l’ex-femme de Vignaud, dans le café où nous nous sommes rencontrés durant nos études. Sa fillette déambulait entre les tables. Elle s’approchait des clients solitaires, souriait, gazouillait.

« — Tiny… Tiny… Tiny… Je suis.

« Anna surveillait sans rien dire, j’étais plus inquiet, c’est dans ma nature, je ne prends pas la vie à la légère, je ne ressemble pas à Vignaud. Il allait aux examens sans réviser, ça ne le souciait pas. Même avec des points d’avance, je travaillais encore. Lui s’en moquait. Il calculait au plus juste, il s’économisait. À force de se ficher de tout, il arrivait décontracté, parlait avec ses voisins, laissant les examinateurs stupéfaits. Il trichait, se dénonçait lui-même, c’était royal, personne ne trouvait rien à redire. Au travail, il a continué. Il ne prêtait pas attention à la susceptibilité de ses collègues, il disait ce qu’il pensait, et quand il changeait d’avis, il le disait, se contredire était un jeu, ça lui attira beaucoup d’inimitiés.

« — Il n’est pas mort, dis-je.

« Anna pensait le contraire. Tout était de sa faute. Elle avait quitté Vignaud, l’avait retrouvé, l’avait quitté à nouveau. Elle l’aimait sans pouvoir vivre avec lui. « Je t’aime », disait-elle pour conclure ses lettres de rupture. Elle était ridicule, lui, trop logique. Il s’accrochait à la moindre chance, ça ne l’a pas empêché de disparaître un mois avant la naissance de Tiny. Ce n’était pas sa fille, il le savait, il ne l’avait pas supporté. Je ne crois pas à cette théorie. Vignaud aimait trop écrire pour ne pas laisser un testament. Il était optimiste, il acceptait la douleur, elle le préparait à une nouvelle vie. Il voulait épouser d’autres femmes, il ne s’est pas suicidé.

« — Il n’aurait jamais oublié ses notes de voyage, dit-elle. Ne ressors pas la thèse de l’enlèvement. Il n’avait rien à cacher, il n’était pas riche, c’était un artiste, un point c’est tout, un illuminé.

« — Tu n’as retrouvé aucun dessin, juste des textes qu’il avait sans doute déjà transcrits sur son ordinateur. Il a voulu partir léger.

« — Pourquoi ne pas payer la chambre ? Pourquoi cette mise en scène ? Ça ne tient pas, il est mort. Un suicide, un accident, peu importe. C’est un fait. Je l’accepte comme j’ai accepté la mort de mon père.

« — J’ai rappelé l’hôtel, à Sidi Bou Saïd, dis-je.

« — Deux ans après ?

« — Le major d’hommes se souvient de Vignaud.

« — C’est sûr.

« Vignaud n’avait pas regagné sa chambre, laissant sa valise, quelques livres, ses notes de voyage. Il avait disparu avec son sac à dos, son ordinateur et son matériel de peinture. Il était parti pour la journée, il n’était jamais revenu.

« — Dans sa dernière note, il écrit avoir été malade toute la journée de dimanche, le major d’homme dit l’avoir vu rentrer tard le soir. Ça ne colle pas. »

Vendredi 17, Paris

J’arrive à l’heure chez Bourin, mais en avance suivant la coutume parisienne à laquelle je ne m’habitue pas. J’ai compris que mes deux romans, Équinoxe d’automne et De toujours à jamais avaient des structures inversées. Dans un cas, j’ai écrit l’histoire, puis l’histoire de l’histoire, dans l’autre, j’ai fait le contraire. Sans m’en rendre compte, je donnais de plus en plus d’importance à mon journal.

Mardi 21, Paris

Il y a deux types de livre. 1/ Les chefs-d’œuvre dont on peut lire une page au hasard et éprouver un sentiment de plénitude. 2/ Les livres de divertissement impossibles à feuilleter et qu’on doit avaler vite du début à la fin, car ils manquent de densité ponctuelle.

Jeudi 23, Paris

Écrire des livres de vulgarisation informatique m’épuise. À quoi bon mener une vie d’ouvrier consciencieux ? Pour partir une semaine en vacances de temps à autre ? Isa m’appelle de Londres. Elle me dit « Tu m’aimes moins. » Ça me fâche. Peut-être a-t-elle raison, je ne sais pas aimer, je n’ai peut-être jamais aimé, ou j’apprends à aimer, ce qui n’est pas très romantique.

Isa avait un peu bu. Je me suis déjà disputé avec elle à cause de ça. L’alcool transforme souvent les gens de manière déplorable. « Tu n’es pas rigolo. » « Je n’ai jamais prétendu l’être. »

La fatigue extrême conduit à la dépression. Je n’ai même pas envie de dormir. Suis-je plus heureux que par le passé ? Je crois que cette question n’a même pas de sens. Je ne fais que me répéter. Si je construis quelque chose, ça ne se voit pas. J’œuvre dans l’indicible.

Par moment, je me dis « Laisse tomber, reste à Paris, à quoi bon partir à Londres. » J’ai parfois l’impression d’avoir laissé partir Isa et d’être resté englué dans mon quotidien. Pourquoi m’a-t-elle dit « Tu m’aimes moins » ? M’aime-t-elle moins ? Ou a-t-elle senti que je m’aime moins, que je suis dans un état où je ne peux plus rien aimer ? Ou elle comprend qu’elle peut très bien vivre sans moi à Londres ? Je ne lui manque pas. Ou elle me fait payer mon voyage au Mexique avec Vania. Ou je délire parce que je suis seul, que cette solitude me rappelle d’autres solitudes bien plus douloureuses.

L’année dernière, j’ai voulu oublier, j’y ai réussi. Mon ancienne vie ressurgissait de temps en temps, mais j’apprenais à vivre avec, comme avec mon enfance, avec mon heure de gloire professionnelle, avec tout ce qui est révolu. J’essayais de me reconstruire avec trop de raison alors que je suis au fond irrationnel comme je l’ai découvert à mes dépens. Un être équilibré ne se serait pas mis en danger pour une femme comme j’ai pu le faire. Voilà pourquoi j’ai écrit de la philosophie, pour mettre de l’ordre dans mes idées quand il ne pouvait y avoir d’ordre dans ma vie.

Dorénavant, je vis sans excès et ma pensée n’a plus d’excès. J’aime Isa de tendresse, c’est sûr. Comment être sûr que je l’aime d’amour ? Je ne lui ai jamais dit « Je t’aime », mais je lui dis souvent « Tu es ma femme », comme si un lien nouveau s’était établi entre nous. Notre relation ne repose pas sur la folie. Est-ce un signe de maturité ? De vieillesse plutôt ! La maturité n’efface pas la folie, elle aide à la dompter, à la rendre productive.

Je crois que je suis en train de découvrir un amour non fusionnel. Isa existe près de moi, nous ne formons pas une entité hybride qui moyennerait nos qualités, nous avançons indépendamment, mais avec l’autre. Avant, je croyais que l’hybride était supérieur à ses parties, il me semble aujourd’hui qu’il lui y est inférieur et qu’il vaut mieux être deux.

Samedi 25, Paris

Bourin m’a parlé de mon analogie de 1996 entre la pyramide de sable et l’évolution culturelle : le grain fatidique qui pousse la structure à s’écrouler équivaut au révolutionnaire qui remet en cause les institutions et prépare une nouvelle époque de construction. Il élargit la base ce qui permettra à la pyramide de monter plus haut à l’avenir. On a toujours su que les destructeurs étaient des fondateurs. Même après une révolution, le passé sert de base à une nouvelle histoire.

L’analogie pousse à croire que les hommes se comportent comme des particules. Ils obéissent aux lois physiques et aux probabilités, ce qui laisse peu de place à la volonté. Le génie ne serait qu’une illusion.

Je rêve du livre grain de sable. Il ne serait pas plus important que les autres, mais frapperait au bon endroit au bon moment.

Dans la pyramide, certains grains servent d’échafaudage, ils aident le grain révolutionnaire à grimper au sommet d’où il fera tout tomber. Ces grains prérévolutionnaires ne sont-ils pas négligés par les historiens ? Alors tous les grains sont fondamentaux. L’historien devrait s’intéresser à toutes les particules de l’univers prises une à une.

J’ai abandonné Vignaud dans les limbes de mes pensées. Peut-être qu’il n’en ressortira jamais.

Lundi 27, Paris

Des hommes ont peur de la mort, d’autres ont peur de manquer de temps. J’appartiens à cette seconde catégorie, je n’ai pas le temps d’avoir peur de la mort.

Mardi 28, Amman, Jordanie

Nous sommes arrivés à deux heures du matin sous les regards souriant des douaniers. Avec une voiture de location, nous avons gagné notre hôtel sans difficulté. La ville est spacieuse avec des avenues larges comme des autoroutes, bordées d’immeubles modernes impersonnels et d’acacias tachetés de vert vif.

Au milieu de la nuit, j’ai sursauté, me suis levé, ne sachant plus où j’étais. J’ai fait quelques pas, puis me suis recouché, alors ma conscience m’a rattrapé et j’ai compris que je venais d’essuyer une crise de somnambulisme. J’ai déjà connu plusieurs fois ces réveils effrayants qui nient la toute-puissance de la volonté.

Isa a mal à la gorge. J’hériterai sans doute de son mal comme si, n’arrivant pas à ressentir sa douleur, je devais tomber malade à mon tour. En fait, je suis fragile de la gorge : un baiser a déjà dû me contaminer.

Par la fenêtre de la chambre, au-delà d’un cyprès perdu dans la ville, je découvre des immeubles blancs, roses ou jaunes reliés par un épais réseau de fils électriques. Sur les toits en terrasse, des antennes paraboliques pointent vers le ciel comme sur le pont d’un cuirassé.

Cette nuit, les chants des imams, émis depuis les sommets des minarets, nous ont éveillés. Il paraît que dans certaines mosquées ils sont enregistrés et diffusés automatiquement et que personne ne leur prête attention, comme personne ne prête attention aux cloches des églises, sinon quelques voyageurs un peu dépaysés. J’ai noté avec amusement que les cloches ne produisent pas plus de bruit aujourd’hui qu’au moyen-âge alors que, dans les pays arabes, les traditionalistes emploient la technologie méprisante de l’occident pour amplifier les prières.


Madaba. Nous passons avec indifférence devant une fresque enfouie sous une église, à vrai dire attirés par une boulangerie qui fabrique des galettes de pain dorées, salées, onctueuses… un pain béni qui, à lui seul, vaut le voyage.

Quand j’évoque mes réflexions sur les prières nocturnes, Isa dit que « Les cloches aussi sont programmées, plus aucun curé ne les tire. » Le minaret a toutefois suivi plus loin l’évolution technologique puisqu’il s’est doté d’un amplificateur. Pour clamer plus fort la parole divine, il imite les églises gothiques qui s’élevèrent plus haut que les romanes.


Pétra. Des montagnes pelées ont défilé le long de la route, des villages inachevés, négligés. Arrivés à l’hôtel, nous nous sommes écroulés. Isa a dit « Les Marocains ont compris quelque chose qui échappe encore aux Jordaniens. » Nous n’apercevons aucune trace de la civilisation locale, aucune marque d’un savoir-vivre ancien. Après tout, nous aurions dû choisir un autre hôtel, mais nous n’en avons pas trouvé de confortable et de moins guindé.

Je m’éveille au bout de deux heures d’une sieste nauséeuse. Isabelle refuse de se lever et je me traîne au bar impersonnel de l’hôtel impersonnel. Au début d’un voyage, le changement de rythme s’avère toujours difficile pour moi.

Je lis l’autobiographie d’Octavio Paz. « Voir la réalité de tous les jours avec le regard du premier jour. » J’éprouve de l’émotion quand je suis capable de cette prouesse.

Une œuvre d’art accompli réveille mon premier regard. Des photos de Nicolas ont souvent provoqué cet effet chez moi. J’oublie la perspective, les codes de lecture, je ne vois rien avant de voir enfin. Perdre pied un instant devant une œuvre, une femme ou un paysage est une expérience essentielle.

Mercredi 29, Pétra, Jordanie

Je ne visite pas les lieux pour les voir, mais pour qu’ils m’inspirent. Je me moque des détails historiques et des anecdotes. J’imagine le passé des anciens en traversant les lieux où ils ont vécu. La beauté en soi n’existe pas et n’a donc aucune influence sur moi. Je dois inventer ma beauté dans les rochers de Pétra. Pour l’instant, les hordes de touristes me dégoûtent. Il me faudra attendre les dernières heures du jour et me retrouver presque seul pour comprendre cet endroit, peut-être.

Je croise deux Françaises qui discutent de carbonifère, de cambrien, de silex… elles voient ce qui m’échappe, les roches leur parlent. Je devrais devenir géologue pour enrichir ma vision du monde.

Pétra
Pétra

Jeudi 30, Pétra, Jordanie

Le deuxième jour en un lieu étranger, je me sens déjà mieux, parce que le lieu m’est moins étranger. Je m’éloigne des monuments indiqués dans les guides et découvre l’immensité de Pétra. C’est un fantastique territoire de randonnée. Des temples se révèlent aux détours de chemins escarpés et ils me paraissent chacun plus extraordinaires que ceux alignés sur la voie principale, peut-être à cause de l’effort fourni pour les atteindre. J’imagine la stupeur des explorateurs occidentaux qui ont redécouvert le site. Quand le soleil se couche sous un voile de nuages, les roches ocre et rouges s’embrasent. La lumière écrasante de midi ne vaut rien aux ruines antiques.

Pétra
Pétra
Pétra
Pétra
Pétra
Pétra

Vendredi 31, mer Morte, Jordanie

Hier soir, nous dormons en Aqaba, port sans attrait sur une mer Rouge envahie de tankers. Nous buvons un soda sur une plagette négligée à l’eau azur. L’hôtel bruyant ne nous donne aucune envie de nous attarder, alors nous fuyons vers la mer Morte. Là, impossible de trouver un hôtel et nous continuons vers le nord après avoir acheté des glaces Mövenpick à l’hôtel Mövenpick, lui aussi complet. Nous hésitons à retourner à Pétra, ayant l’impression que le pays n’a rien de mieux à offrir à nos yeux de touristes amoureux d’un luxe tranquille et sans excès. Nous finissons par comprendre que nous sommes en plein week-end férié. Des familles campent au bord des routes.