Je viens d’être interviewé par denis Failly pour NextModernity. Ce site sous forme de blog rassemble les livres qui parlent de la nouvelle société des connecteurs.

— Ils ne votent pas, n’étudient pas, ne travaillent pas et, en plus, ils changent le monde… Pourquoi cette présentation des connecteurs par ce qu’ils ne sont pas ou ne font pas plutôt que l’inverse ? Peut-on les définir ou sont-ils symptomatiques du caractère mouvant, multidimensionnel, voire insaisissable ou flou du « monde qui vient » ? 

— Comment parler des connecteurs aux gens qui ne sont pas connecteurs ? Je ne pouvais pas titrer : les connecteurs s’auto-organisent, ils engendrent des structures émergentes et jouent avec les états critiques. J’ai un passé de journaliste, j’aime les formules chocs. Pour me faire comprendre, j’ai donc choisi de me référer à ce que tout le monde connaît et j’ai essayé de montrer que les connecteurs remettent tout cela en question. Quand je dis « Ne pas voter », il faut entendre « Ne pas voter comme nous avons l’habitude de le faire ».

Les connecteurs changent les règles du jeu chacun dans leur coin, mais ces coins se rejoignent peu à peu et engendrent une nouvelle société. Quant à définir les connecteurs, c’est assez difficile. Je m’y suis essayé plusieurs fois, dans le livre, puis sur mon blog. Les connecteurs sont des gens de tout âge, de tout horizon, qui ont pris conscience que notre société était en train d’atteindre une complexité qui rend les anciens modes de management inopérants. Bien sûr, grâce aux nouveaux outils de communication, les connecteurs contribuent grandement à la complexification de la société. Ils la transforment en un réseau hautement interconnecté.

J’en reviens alors à « Ne pas voter ». Pourquoi mettre au pouvoir des gens qui ne peuvent contrôler la complexité ? Et ils ne le peuvent pas parce que la complexité n’est pas contrôlable. J’aime comparer la société à un tas de sable qui a atteint un état critique. À ce moment, quand vous lâchez un grain de sable sur le tas, vous êtes incapable de prévoir ce qui se produira : rien, une petite avalanche, un cataclysme…

Si notre société est dans un état critique, ce qui est très probable, elle est ingouvernable. Par chance, nous savons que cette situation ne mène pas au chaos. Il y a une voie de sortie, adoptée d’ailleurs par la nature : l’auto-organisation. Les décisions prises au niveau local remontent peu à peu.

Internet s’est construit de cette façon. Je crois que l’ensemble de la société humaine, sous l’impulsion des connecteurs, prendra le même chemin. Être connecteur, c’est donc croire que nous pouvons nous auto-organiser. On peut être connecteur sans jamais avoir utilisé internet. Voilà pourquoi mon livre parle de découvertes scientifiques tout autant que d’internet.

— À la lecture de l’ouvrage, j’ai eu de suite le sentiment de me reconnaître dans le portrait des connecteurs, et je me suis demandé si peuple de connecteurs était le peuple du web 2.0 ; à la condition peut-être de ne pas réduire le web 2.0 à des outils et des fonctionnalités, n’y a t-il pas des dimensions supplémentaires à développer pour être un connecteur (transversalité, élasticité cognitive…) ?

— J’ai collaboré à Europe Online en 1996, j’ai écrit mon premier livre au sujet d’internet en 1997, j’ai créé bonWeb.com en 1998 et je ne sais pas ce que c’est le web 2.0. Et le web 1.0 ? C’est quoi ?

Techniquement, j’ai une vague idée du web 2.0, c’est une tentative de normalisation. Je crois qu’il ne peut rien arriver de pire au web. Certains sites en sont encore au HTML des origines, d’autres ne jurent que par XML ou AJAX. Tout cela cohabite. Des gens innovent, certaines innovations retiennent l’attention et elles se généralisent parfois.

Le web est une sorte d’organisme vivant, plutôt une biosphère où l’évolution se jouerait à une vitesse démente. Des morceaux du web en sont déjà à la version 3.0, d’autres à la version 1.0. Le web ne ressemble pas à un logiciel mais à un être vivant. On ne peut pas lui appliquer de version. Ça c’est bon pour les produits pensés de haut en bas, méthodiquement, archaïquement. Au contraire, le web pousse comme une plante. Personne ne le dirige, personne n’en fixe les spécifications. Il en ira de même pour la société des connecteurs. Elle n’est pas dirigée d’en haut mais par sa base qui en constitue la totalité.

Je sais qu’on peut présenter le Web 2.0 moins techniquement. Même si je désapprouve totalement ce nom de web 2.0, j’ai ma petite idée à son sujet. Je le vois comme une troisième couche. Il y a le réseau internet, l’infrastructure qui dessine un réseau en étoile hautement décentralisé. Au-dessus, sans que personne ne l’ait prémédité, s’est créé le web et, lui aussi, il a dessiné le même type de réseau, mais avec une plus grande densité de liens. Maintenant apparaît un nouveau réseau. Il ne lie plus des pages web mais des informations et aussi des gens. Et ces liens ne sont pas unidirectionnels comme les liens hypertextes traditionnels. Ils vont dans les deux sens (le fameux trackbacks des blogs, et ce n’est qu’un début). Ce réseau ressemble de plus en plus à celui des neurones de notre cerveau.

Grâce au tracback, le réseau deviendra capable d’apprendre (les connexions vont se renforcer). Peut-être que la première intelligence artificielle ne va pas tarder à naître, si elle n’est pas déjà née. Les connecteurs participent à l’émergence de ce nouveau réseau. En termes de complexité, une étape décisive est en train d’être franchie, sans doute celle qui nous permettra de nous auto-organiser avec une grande facilité. Le web 2.0 serait cet espace propice à l’auto-organisation, ce monde à travers lequel les connecteurs interagiront.

— Créatifs Culturels pour les uns (Paul H.Ray), Coopérateurs ludiques pour d’autres (Patrick Viveret), une majorité silencieuse (au sens : moins officielle ou non médiatique) de connecteurs n’est-elle pas en train de travailler souterrainement la société parallèlement aux acteurs en place (politique, médiatique, économique…), qui eux ne semblent pas avoir encore compris les changements de paradigmes en cours… à quand le point de bascule ?

— Tous les entrepreneurs du web, tous les blogueurs, vous, moi, nous tous qui interagissons sur le web ne respectons plus les anciennes règles du jeu. Nous avons court-circuité les chemins de communication traditionnels. Pour me contacter, il vous a suffit d’ouvrir mon livre, d’y voir l’adresse de mon site, d’y trouver mon mail. Vous n’avez eu besoin de personne d’autre, surtout pas de mon éditeur. Peut-être Google vous a même directement mené à moi.

Le réseau des connecteurs diminue les intermédiaires, voire les supprime. Nous communiquons d’égal à égal. Cette nouvelle société hautement interconnectée ne peut plus fonctionner comme l’ancienne. Elle obéit à de nouveaux principes, par nécessité logique. Nous autres connecteurs n’agissons pas dans la clandestinité, encore moins souterrainement, la volonté de transparence nous anime.

Malheureusement, nous allons rencontrer de farouches ennemis. Le pouvoir installé va-t-il accepter de disparaître ? Les hommes politiques vont-ils quitter leurs sièges ? Les journalistes des grands médias vont-ils continuer de s’émerveiller des blogs ? Je ne le sais pas. Je pense déjà que les meilleurs journalistes d’aujourd’hui sont les blogueurs.

Le Meur dit tout le temps qu’il n’est pas journaliste. Il se trompe : il est en train d’inventer le journalisme de demain. Les hommes politiques courent chez lui parce qu’ils l’ont compris. Mais vont-ils pousser le raisonnement jusqu’à ses conséquences ultimes ? Je crois qu’ils vont finir par freiner des quatre fers. Nous le voyons bien avec leurs tentatives de légiférer le P2P. Ils ne pensent qu’en termes de contrôle. Ils sont incapables de pousser vers la décentralisation qui, peu à peu, les priverait de pouvoir. Ils ne scieront pas facilement la branche sur laquelle ils sont assis. Mais ils ne pourront pas résister éternellement. La complexité de la société des connecteurs finira par les submerger.

Quand ? Personne ne peut le savoir. Mais peut-être plus vite que la plupart des gens ne le pense. Dix ans, quinze ans tout au plus. À moins que la voie répressive adoptée par la Chine ne prenne le dessus. Je ne veux même pas envisager cette possibilité.

— Dans la description de cette intelligence “connective” en gestation via les connecteurs, vous semblez vous inscrire dans la rhétorique d’Edgar Morin, Jean Louis Le Moigne ou Joël de Rosnay… qui nous invitent à penser la pensée complexe, à relier les connaissances et les êtres, à intégrer la logique systémique et organique dans l’observation des faits humains. Ces auteurs vous ont-ils inspirés ou tout cela a t-il germé en vous comme une évidence ?

— Je n’ai jamais lu un livre de sociologie. Je suis un scientifique, mes sources sont scientifiques, voire philosophiques ou artistiques. En plus, je ne lis presque que des auteurs anglo-saxons. Strogatz, Barabási ou Wolfram ne sont pas traduits en français alors qu’ils pensent la modernité.

Tout au long de mon livre, je me suis appuyé sur des découvertes objectives : auto-organisation, état critique, intelligence en essaim, topologie des réseaux… J’ai raisonné comme un scientifique jusqu’au moment où j’extrapole certains résultats. Mais c’est encore une position scientifique car mes extrapolations peuvent être infirmées.

Je suis heureux de rejoindre les auteurs que vous citez et que je n’ai pas lus. Nous avons pris des chemins opposés et pourtant nous sommes en accord. C’est bien la preuve qu’il se passe quelque chose, qu’un mouvement de fond est en train de naître. Nous escaladons tous la même montagne mais pas par la même face. Nous nous rejoindrons au sommet.