Je continue la lecture passionnante du livre de Peter Turchin qui tente de mettre en évidence trois conditions nécessaires à la création d’un empire (vaste structure sociale).

(1) Grande capacité d’action collective qui doit pouvoir se manifester spontanément, dynamiquement, en réaction immédiate aux aléas.

(2) Capacité des individus à coopérer librement.

(3) Ces individus doivent vivre sur une frontière, une ligne de rupture qui perdure dans le temps (les hommes les plus libres vivent toujours sur la frontière). Turchin donne de nombreux exemples : frontière raciale entre Européens et Indiens en Amérique, frontières culturelle entre les Romains et les Barbares, frontière religieuse entre les Russes et les Musulmans des steppes…

Sur cette ligne de démarcation l’emporte ceux qui savent coopérer. Pour se protéger, ils repoussent toujours la frontière physique de leur empire. Cette extension cesse quand la collaboration devient difficile, quand une autorité centrale bloque les initiatives individuelles. À ce moment, de nouveaux empires commencent à germer sur les frontières de l’ancien.

Turchin cite alors Alexis de Tocqueville, une citation superbe extraite De la démocratie en Amérique. Pour Tocqueville, les premiers américains étaient passés maître en auto-organisation. Qu’un obstacle vint à bloquer une route, les gens vivant autour de cette route se regroupaient spontanément pour rétablir la circulation. Ils n’attendaient pas l’intervention des services publics, ils ne réclamaient rien à personne, ils agissaient par eux-mêmes. Cette capacité d’action collective fonctionnait sur tous les plans de la société.

J’ai l’impression que ce n’est plus le cas aujourd’hui, en Amérique et dans les autres démocraties. Mais cette capacité à s’auto-organiser, cette démonstration de liberté et de débrouillardise, est en train de renaître grâce à internet. Nous reconstruisons les routes numériques à tout moment, nous en ouvrons de nouvelles…

Les hommes libres, tous ces gens qui font et refont internet entre autres, démontrent une grande capacité d’action collective. Vivent-ils sur une frontière ? Vivons-nous sur une frontière qui préfigure un nouvel empire ?

J’ai l’intuition que oui !

Je me suis précipité acheter les trois tomes de l’œuvres intégrale de Tocqueville et j’ai commencé à lire De la démocratie en Amérique. Je suis immédiatement frappé par l’importance que Tocqueville accorde à l’égalité : d’elle jaillit la démocratie et elle lui donne un avantage immense sur les anciens régimes.

Cette égalité est aussi une condition nécessaire à la coopération : nous pouvons travailler ensemble, nous sommes tous dignes de travailler ensemble. C’est que nous faisons sur internet : nous y sommes tous égaux puisque nous disposons tous du même droit de parole, de la même liberté d’action… égalité qui n’existe plus vraiment dans nos démocraties qui sont en train de se scléroser autour de nouveaux privilèges, notamment celui de restreindre la liberté d’autrui. Et l’égalité commence par la liberté.

La ligne de fracture devient pour moi évidente : d’un côté des hommes libres, d’un autre des hommes qui vivent dans un monde centralisé qui restreint de plus en plus les libertés. La nouvelle société se construit grâce à des hommes libres sur la frontières de l’ancienne société où personne n’est vraiment libre.

La nouvelle frontière n’est pas territoriale. Elle existe dans chaque nation, dans chaque communauté, dans chaque famille…