Pour les futurologues, une singularité est un point à partir duquel le progrès technologique accélère au-delà de toute prévision et compréhension. Je crois que nous approchons d’un tel moment singulier. Mais le progrès technologique n’est pas le seul à brouiller les cartes : nous sommes en train de transformer radicalement notre façon de penser. Nous ne voyons plus le monde comme avant, nous n’avons plus envie d’y vivre comme avant. Nous sommes à la veille d’une révolution qui sera technologique mais aussi, et surtout, sociale.

Qu’est-ce donc qui change en ce moment même ?

1/ Nous devenons des connecteurs, nous prenons conscience que nous sommes membres d’un immense réseau social. Plus généralement, nous appartenons à un réseau qui fait interagir tout ce qui existe dans l’univers. Ce réseau évolue comme un organisme vivant. Il pousse en quelque sorte, il s’élève, il se ramifie. Internet est un magnifique exemple de réseau en cours d’évolution. Nous ne comprenons vraiment les règles d’évolution des réseaux que depuis 1998, grâce à Steven Strogatz, Duncan Watts, Albert-Laszlo Barabási…

Je crois que plus nous nous interconnectons, plus nous devenons heureux, plus nous nous sentons capables d’entreprendre et de changer ce qui nous déplait dans le monde. Quand nous établissons une nouvelle connexion, notre façon de voir le monde change et celle de notre interlocuteur change en retour. Par une sorte de feedback, nous nous synchronisons, nous nous harmonisons. Internet nous a redonné le réflexe de parler, d’établir des connexions qui dépassent de loin le cadre technologique.

2/ Nous savoir connectés nous confère aussi une grande responsabilité car nos actions se propagent au travers du réseau. Nous ne pouvons plus faire n’importe quoi, notamment écologiquement. Nous le savons et nous comprenons pourquoi. Il suffit de regarder le réseau dessiné par la chaîne alimentaire pour constater à quel point nous sommes impuissants. Nous vivons dans un monde qui se maintient dans un état critique, un monde à l’avenir totalement imprévisible.

Ce n’est qu’en 1987 que Bak, Tang et Wiesenfeld ont commencé à comprendre les états critiques. Quand nous lâchons un grain de sable sur un tas de sable, nous sommes incapables de prévoir ce qu’il se produira. Depuis, nous avons compris que de nombreux systèmes dans la nature étaient dans de tels états, à commencer par nos sociétés. Cette découverte aurait déjà dû nous pousser à plus d’humilité. Quand nous faisons quelque chose, nous ne pouvons pas prédire quelles en seront les conséquences. Vouloir exercer le pouvoir est totalement dément.

3/ Heureusement, l’imprévisibilité n’implique pas l’impuissance. Au travers du réseau, nous sommes capables de nous auto-organiser. Les scientifiques comprennent l’auto-organisation depuis une dizaine d’années seulement. Au préalable, la plupart des gens doutaient de la possibilité de l’auto-organisation. Ils pensaient toujours en termes de contrôle centralisé. Internet nous a prouvé que l’auto-organisation était possible. Nous découvrons aujourd’hui que l’auto-organisation est partout présente dans la nature.

Cette possibilité de nous auto-organiser ouvre de merveilleuses perspectives. Nous pouvons imaginer réduire peu à peu l’importance des gouvernements pour transférer le pouvoir aux individus, ce qui serait un retour à l’essence de la démocratie. Dire que l’auto-organisation est possible, c’est privilégier les actions locales par rapport aux actions globales. En fait, le global résulte de l’auto-organisation d’une multitude d’actions locales. Les choses partent du bas, remontent, s’élèvent. L’analogie biologique est à nouveau valable.

4/ Ce monde où nous sommes de plus en plus connectés est un monde dominé par la complexité, une complexité que notre esprit a du mal à saisir. Nous devons abandonner la raison cartésienne au profit d’une approche plus artistique. Plutôt que d’essayer de décomposer les problèmes en problèmes plus simples ce qui s’avère impossible, nous devons essayer de faire évoluer les choses, de les cultiver.

La raison cartésienne a été mise à mal par Gödel en 1931, puis un peu plus tard en 1936 par Turing, mais c’est John Holland qui la jeta par-dessus bord en inventant les algorithmes génétiques en 1975. Nous devinons aujourd’hui que nous ne rendrons pas les ordinateurs intelligents par la méthode cartésienne mais, justement, par la méthode bottom-up imaginée par Holland. Nous disposons déjà d’algorithmes qui rivalisent en intelligence avec nous. Et ce n’est qu’un début. Plus la puissance de calcul s’accroîtra, plus les algorithmes génétiques démontreront leur efficacité.

5/ Vivre dans un monde complexe n’implique pas que le monde soit compliqué. C’est un grand paradoxe. Grâce notamment à Stephen Wolfram, nous avons compris que des règles simples pouvaient engendrer des comportements immensément complexes. D’une certaine façon, nous avons démystifié le monde : comprendre n’implique pas prévoir. Nous sommes dorénavant les réelles divinités du monde, c’est à nous de prendre notre destin en main.

Nous nous méfions de tout ce qui nous vient d’en haut. Les religions dogmatiques sont suspectes à nos yeux. Et le capitalisme, lui aussi, nous apparaît comme un dogme quand il nous impose d’analyser l’état de nos sociétés selon le seul filtre du PIB. Nous avons pris conscience que l’individu, par sa capacité d’action locale, est le véritable moteur de la société globale.

Je crois qu’une fois que nous nous sommes approprié les différentes façons penser que je viens d’évoquer, nous ne pouvons plus être le même qu’avant. Quand nous cherchons à vivre en accord avec cette nouvelle vision du monde, nous devenons immédiatement plus heureux, tout au moins nous vivons plus intensément.

PS : J’ai écrit ce texte comme support à la conférence donnée le 7 juin à Genève lors du 199e First organisé par rezonance.ch.