Je parle de plus en plus osuvent d’interdépendance mais je n’ai pas défini l’interdépendance. Je ne l’ai pas fait parce que je crois qu’il est impossible de définir avec précision ce dont on parle.
Comme l’a montré Wittgenstein, toute définition se dissout sur ses frontières. Il suffit pour se comprendre d’avoir une idée du cœur de la chose. Ainsi nous nous comprenons lorsque nous parlons de la conscience alors que personne n’a jamais réussi à définir la conscience. Même la vie n’a jamais été définie de façon satisfaisante. On peut toutefois essayer de donner des exemples pour préciser l’image de la chose dont on parle. Alors c’est quoi l’interdépendance ?
Les cyanobactéries qui libérèrent l’oxygène dans l’atmosphère exterminèrent la quasi-totalité des autres organismes qui existaient avant elles. Depuis l’origine de la vie sur Terre, tous les organismes sont interdépendants. La vie des uns influence la vie des autres. Personne ne peut vivre en vase clos. Nous appartenons tous à un réseau hypercomplexe du type de celui de la chaîne alimentaire dans l’Atlantique nord. Il suffit de regarder ce réseau pour comprendre la notion d’interdépendance. Dès que nous respirons, dès que nous mangeons, nous prenons part à ce réseau.
Mais pourquoi l’interdépendance deviendrait-elle déterminante aujourd’hui ? Elle a toujours existé, c’est vrai. Elle a simplement franchi un nouveau seuil de complexité. Une maladie apparue en Chine peut dorénavant se propager à la planète en quelques jours. Par le passé, il fallait des années. Certains continents n’étaient même jamais touchés. Cette époque d’isolement n’existe plus. Les frontières sont perméables aux influences.
Durant la révolution industrielle, les pollutions restaient locales. Aujourd’hui, elles sont globales. C’est une nouvelle cause d’interdépendance. Lorsque nous travaillons, lorsque nous consommons, il est impossible de le faire uniquement en local. Nous utilisons des outils fabriqués en Chine, nous regardons des films tournés en Amérique, nous partons en voyage en Afrique. Il est impossible de s’opposer à cet état de fait. Même si quelqu’un veut s’isoler, il ne le peut pas car il vit à proximité de gens qui eux ne sont pas isolés. Même un ermite subit les pollutions générées à l’autre bout du monde.
Nos santés sont interdépendantes, nos sources d’approvisionnements, nos loisirs… L’interdépendance n’est pas une croyance mais un fait observable. Les politiques doivent tenir compte de cette contrainte. En ne le faisant pas, ils nous mettent en danger.
L’interdépendance implique que tous les problèmes sont liés, qu’il faut les aborder tous en même temps. Ça paraît fou et pourtant il y a une solution : nous devons nous adapter à l’augmentation de l’interdépendance. C’est ce qu’ont toujours fait les organismes vivants. Et nous adapter vite. Cela signifie changer nos habitudes, essayer de penser différemment. Nous détenons tous une part de la solution.
La biosphère fait face aujourd’hui à une série de problèmes globaux : réchauffement climatique, risque de surpopulation, pollution, pauvreté… (la biosphère a toujours des problèmes à résoudre). En s’appuyant sur leur bon sens, les politiques préconisent presque systématiquement des solutions globales à ces problèmes globaux. Mais le bon sens est parfois trompeur. Si on ne l’avait pas remis en cause, la Terre serait pour nous encore plate.
Force est de constater que les approches globales n’apportent pas vraiment de solution. Le réchauffement climatique se poursuit malgré Kyoto, les hommes continuent de s’entretuer malgré l’ONU, le FMI n’empêche pas les crises économiques… Ces solutions globales particulières ne sont pas mauvaises en elles-mêmes.
Le problème n’est pas là : toute solution globale est mauvaise dans un monde interdépendant. Il faut abandonner l’approche globale au profit de l’approche locale. Les problèmes globaux seront solutionnés par des millions de solutions locales.
Pour éviter le réchauffement climatique, certains disent qu’il faut construire des écocités partout dans les campagnes. C’est l’exemple type d’une solution particulière qui devrait être appliquée globalement sans que nous ayons la moindre preuve de son efficacité. Il faut faire le contraire. Essayer diverses solutions localement, les comparer, les mettre à l’épreuve. Tout cela peut paraître abstrait mais c’est en fait concret.
Je vais installer chez moi une chaudière solaire et des panneaux photovoltaïques. C’est une action locale. Chaque fois que des gens viendront chez moi, je leur montrerai mon installation. Ils auront peut-être envie de m’imiter. Nous n’avons pas besoin d’attendre que l’État nous ordonne de passer au solaire globalement, nous pouvons le faire maintenant. Peu importe, si ça nous coûte. Agir, ça coûte toujours.
Si vous croyez que les villes écologiques sont une bonne chose, commencez par construire une maison bio. La ville bio viendra après si votre initiative porte ses fruits. Nous nous devons d’agir ici et maintenant, d’essayer, de voir ce qui marche, de le dire quand ça marche. Il faut être pragmatique.
La plupart des gens que je rencontre reconnaissent notre interdépendance mais peu ont envie d’assumer la responsabilité qui en découle. C’est un peu comme avec la liberté : se dire libre, c’est s’affirmer responsable. Cette analogie entre interdépendance et liberté n’est pas fortuite. Les deux notions sont intimement liées. L’interdépendance engendre des problèmes qui ne seront solutionnés que par des hommes libres car seuls des hommes libres auront le courage de chercher des solutions à des millions de problèmes locaux pour, in fine, régler les problèmes globaux. Nous devons agir immédiatement, chacun de notre côté, pas seul, mais avec l’aide des gens qui nous entourent, avec l’aide des gens avec lesquels nous sommes connectés.
La situation est grave, nous n’avons pas le temps d’attendre que l’État providence se réveille. Nous devons investir dans l’avenir chacun avec nos moyens. Si l’espèce humaine perturbe la biosphère, c’est avant tout parce que chacun de nous est un pollueur. Nous sommes responsables.
L’État est irresponsable car il ne veut pas s’appuyer sur notre responsabilité. Il veut nous en déposséder en proposant une poignée de solutions particulières, pour ne pas dire partisanes, à des problèmes globaux. Nous ne devons pas l’imiter. L’État doit changer de rôle.