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La semaine dernière, j’étais en vacances chez un ami Américain, prospecteur pétrolier passionné d’économie, qui me conseille de revenir à Adam Smith. Pour lui, la théorie de la main invisible est une théorie de l’auto-organisation que je devrais étudier. Quand le prix d’un produit augmente, de nouveaux entrepreneurs le manufacturent, le produit devient abondant, son prix baisse. Quand le prix est trop bas, les entrepreneurs doivent lancer de nouveaux produits.

C’est en effet un système de régulation par feedback qui permet à des agents autonomes de s’auto-organiser. Sur ce principe, il existe de nombreuses simulations réalisées en NetLogo, par exemple economic exchange ou oil cartel. Mais je n’ai jamais approfondi la question. La science économique m’a toujours mis mal à l’aise car, à mon sens, elle n’aide à régler aucun problème. J’ai l’impression que malgré nos prix Nobel d’économie, il y a toujours autant de pauvres et que nous sommes toujours aussi près d’une grande implosion du système.

Mais jeudi dernier, après les quelques jours de forcing de mon ami américain, je vois arriver un mail d’un lecteur qui me conseille de lire A Thousand Years of Non Linear History de Manuel de Landa. Je commence par parcourir un interview de ce philosophe. Dès les premières lignes, il discute des marchés et de leur auto-organisation, adoptant un ton qui me séduit tout de suite. Il dit :

Un des domaines qui sera influencé [par la théorie de l’auto-organisation], qui l’est déjà en fait, c’est l’économie parce qu’elle présente une forme d’ordre qui n’a été planifié par personne, qui n’a été mis en œuvre par personne. Pourtant nous avons tendance à croire que tout ce qui concerne la société humaine et présente une forme d’ordre a été pensé par quelqu’un. Par exemple, Versailles fut dessiné jusqu’au moindre détail par Louis XIV et ses ministres, et c’est notre image de ce qu’est la société humaine. Que tout se fait dans un but. Mais il y a des actions collectives qui ne sont pas voulues, et leur ordre que personne n’a contrôlé résulte d’une auto-organisation. Les marchés en constituent l’exemple le plus frappant.

En lisant, j’avais l’impression d’entendre parler Tolstoï. Dans La Guerre et la Paix, il dit exactement la même chose au sujet de la bataille de Borodino. Personne ne l’a voulue, ni Napoléon, ni Koutouzov, personne ne l’a gagnée, personne ne l’a perdue, mais la bataille s’est déroulée et elle a changé le destin de l’Europe. Un ordre nouveau a jailli sans qu’aucun homme ne le prémédite, seuls les historiens passionnés de belles histoires ont cherché à nous faire croire le contraire, fabriquant des héros qui n’ont jamais existés.

Manuel de Landa donne l’exemple du marché traditionnel, le marché de village. Un jour précis de la semaine, les paysans s’y retrouvent dans le but de vendre, les villageois les rejoignent dans le but d’acheter. Tout cela est organisé mais les prix ne sont pas sous contrôle, ils se fixent eux-mêmes en fonction de l’offre et de la demande, en l’absence de contrôle central. Manuel de Landa évoque alors Adam Smith. Pour lui, le marché traditionnel est organisé sous l’impulsion d’une main invisible, aujourd’hui on dit qu’il s’auto-organise.

Mais Manuel de Landa attire l’attention vers une autre forme de marché qui n’est pas auto-organisée. Dès qu’un producteur peut refuser de vendre, dès qu’il peut stocker, attendre des jours meilleurs, il commence à contrôler le marché et à l’organiser pour maximiser ses bénéfices. S’il achète la production de ses concurrents, il peut alors manipuler les prix en créant artificiellement de la pénurie. Et quand les banques lui font crédit pour supporter sa stratégie commerciale, elles interviennent à leur tour dans le marché et le contrôlent.

Lorsqu’un producteur devient assez riche, il peut alors acheter ses concurrents, acheter ses fournisseurs, il intègre à lui-même une partie du marché qui était originellement auto-organisé. La grande distribution a réussi ce tour de force. Elle est capable d’imposer ses prix aux producteurs. « Voici le prix du melon. Si vous ne voulez pas vendre à ce prix, crevez donc. » Nous sommes bien loin de l’auto-organisation. Le résultat est un marché non pas centralisé mais hautement contrôlé par ses grands acteurs. Citant Fernand Braudel, Manuel de Landa appelle anti-marchés ces marchés sous contrôles. Nous avons en fait deux types de marché qui cohabitent et s’interpénètrent :

1/ Le marché auto-organisé que personne ne contrôle. Les acteurs y agissent donc en toute liberté puisque personne ne peut leur donner d’ordre.

2/ L’anti-marché contrôlé par les puissants. Les acteurs n’y disposent que d’une liberté relative. La main invisible d’Adam Smith y devient par trop visible. Ça s’appelle le capitalisme.

Le capitalisme ne jaillit pas du bas, il nous est imposé par le haut, par les mains visibles. Il n’a rien de libéral puisqu’il cherche à contrôler les prix, donc les hommes. Dans Le peuple des connecteurs, j’ai dit être contre le FMI, la World Bank et tous les organismes centralisés. J’étais arrivé à cette conclusion à partir de considérations physiques, Manuel de Landa y arrive par un autre chemin, en pointant du doigt le ver dans la pomme du capitalisme. Je suis d’ailleurs surpris que les grands apôtres du libéralisme économique organisent de façon dictatoriale leurs sociétés : ils sont libéraux mais leurs boîtes ne connaissent pas la démocratie.

À mon sens, Manuel de Landa met en garde contre les prosélytes du libéralisme économique. Ils souhaitent moins d’État, moins de régulation, pour concentrer ce contrôle entre leurs propres mains. Ils veulent que les anti-marchés tuent les marchés auto-organisés, vrais lieux où se joue une économie libérale au sens le plus noble.

En tant qu’adepte de l’auto-organisation, on m’associe souvent aux libéraux. Manuel de Landa m’aide à clarifier ma position. Je suis pour le libéralisme de l’auto-organisation, pas pour un libéralisme qui laisse la main libre aux anti-marchés. Pour empêcher leur dictature, il y a deux approches il me semble :

1/ Donner plus de puissance à l’État qui empêcherait les dérives et ferait appliquer des réglementations.

2/ Maximiser la liberté des individus pour qu’ils puissent échapper aux anti-marchés en créant de vrais marchés libres.

La première solution ne m’a jamais satisfaite car elle se contredit elle-même pour au moins deux raisons. L’État devient facilement le jouet des anti-marchés. Nous le voyons tous les jours avec les affaires de corruption. Rien ne peut garantir l’intégrité de l’État, surtout pas des élections à répétition, car elles puisent toujours dans le même vivier de politiciens.

La seconde raison est encore plus perverse. Pour éviter les dérapages des anti-marchés, il faut réguler, donc réduire la liberté. Or, c’est de liberté dont nous avons besoin pour créer de véritables marchés libres. Le remède au libéralisme économique, qui n’a rien de libéral comme Manuel de Landa le montre, n’est donc pas l’étatisme mais le véritable libéralisme.

Cette affaire est bien embrouillée, tant les uns et les autres usent des mots du camp adverse. Les capitalistes se disent libéralistes et ils cherchent à tout contrôler pour leur plus grand profit. Les alters conspuent les libéralistes mais ils croient les bloquer en usant de leur arme, le contrôle, alors qu’au fond ils sont de vrais libéraux, il me semble.

Après avoir ainsi lu le tout début de l’interview de Manuel de Landa, je me précipite sur amazon pour commander son livre. Surprise : quand je vois la couverture, je me rends compte que j’ai déjà acheté ce livre. Je me souviens très bien où. C’était au cinéma ICA, sans doute en 2001 ou 2002 quand je vivais à Londres. Faut croire qu’à l’époque je n’étais pas encore prêt pour les idées qui m’accaparent aujourd’hui. Je vais continuer à lire Manuel de Landa.