Le 14 septembre, je participe à Genève à une conférence sur le Management agile. Ça me fait drôle. Quand j’étais manager dans la presse, j’étais tout sauf agile, plus proche de l’autocrate, pour ne pas dire du tyran. Je vais essayer de me justifier dès le premier slide (power point à télécharger).

1/ Je suis plutôt mal placé pour donner des leçons. Durant mes études, j’étais un élève ingérable. Quand je me suis retrouvé à l’armée, ce fut une catastrophe, mon expérience la plus douloureuse, car je me heurtais sans cesse à une autorité trop visible. Quand j’ai bossé, ce ne fut guère mieux. Je n’ai trouvé qu’une solution : gravir les échelons pour avoir moins de pesanteur au-dessus de moi mais j’ai découvert que la pesanteur d’en bas était tout aussi lourde. J’ai vécu de plus en plus mal cette situation jusqu’à frôler le burn out. Un licenciement heureux m’a tiré d’affaire. Depuis, je ne fais que me manager moi-même et c’est déjà assez compliqué.

Alors pourquoi accepter de parler de management ? Parce que, suite au conseil de Freddy Mallet, j’ai lu il y a quelques mois un livre écrit par un certain Dee Hock, aujourd’hui un septuagénaire en qui je me suis reconnu et qui, quarante ans avant que je n’écrive Le peuple des connecteurs, a mis en place un management que je pourrais appeler par la connexion. Une phrase de Churchill résume l’histoire de Dee Hock :

Tout le monde savait que c’était impossible à faire. Puis un jour est venu un homme qui ne le savait pas. Et il l’a fait.

2/ Avant de parler de Dee Hock, je vais poursuivre le détour par Churchill. Le 11 novembre 1947, devant la Chambre des Communes, il aurait dit :

La démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres.

On me répète souvent ces paroles pour me signifier que je n’ai pas le droit de remettre en cause la démocratie. Il n’y aurait rien de mieux. Premièrement, je ne vois pas pourquoi Churchill aurait le dernier mot sur le sujet. Deuxièmement, j’ai fini par revenir au texte original où Churchill dit en fait :

Democracy is the worst form of government – except for all those other forms, that have been tried from time to time.

Pour Churchill, la démocratie est le moins mauvais des systèmes essayés. Rien ne nous empêche d’inventer mieux. Il nous suffit de faire preuve d’imagination. C’est vrai en politique, c’est vrai en management comme Dee Hock l’a prouvé.

3/ En 1965, Dee Hock a 36 ans, il habite Seattle et il est au chômage. À force de se battre avec ses supérieurs, il finit toujours par démissionner. Mais cette année là, il n’a plus le choix. Comme il a toujours travaillé dans des banques, il frappe à la porte de la National Bank of Commerce. Ils n’ont pas de travail pour lui mais lui offrent un poste parce qu’ils jugent Dee sympathique.

Pendant un an, il vivra un enfer comme larbin de service. Toutefois, un jour d’été 1966, le président le convoque et lui demande s’il veut bien aider le responsable du nouveau programme de cartes de crédit. Dans 90 jours, la banque doit entrer sur ce nouveau marché en franchisant la carte de Bank of America. Quatre ans plus tard, Dee Hock sera l’initiateur et le premier CEO de Visa !

4/ Visa tout le monde connaît : 1 milliard de consommateurs possèdent une carte Visa. Et pourtant, durant les dix dernières années, Business Week, Fortune et Forbes n’ont publié que 35 articles sur Visa alors qu’ils en consacraient plus de 1 000 à Microsoft. Dans les média, Visa est invisible. C’est une des marques les plus connues mais personne ne connait les actionnaires ou le cours du titre. Et pour cause, Visa n’appartient à personne, n’est pas coté en bourse, c’est un réseau de 22 000 banques et de 20 millions de marchands qui, comme internet, dépasse les frontières géographiques et juridiques.

C’est aujourd’hui la plus grande structure commerciale au monde mais elle ne ressemble à aucune autre. Son mode de management peut-il s’étendre à l’ensemble de la société ? Dee Hock l’espère. À ses yeux, nous vivons encore dans l’enfance de la démocratie et Visa peut nous servir de modèle pour une démocratie adulte.

5/ Au cours de sa success story, Dee Hock ne renonça jamais à ses convictions les plus profondes. Tout au long de sa vie, il n’a cessé de se poser trois questions :

  1. Pourquoi les organisations, partout, qu’elles soient commerciales, sociales ou religieuses, ont-elles de plus en plus de difficulté à mener leurs affaires ?
  2. Pourquoi, partout dans le monde, des individus se sentent-ils de plus en plus en conflit avec les organisations dont ils font partie et s’en sentent étrangers ?
  3. Pourquoi la société et la biosphère sont-elles de plus en plus en débâcle ?

Pour Dee Hock, la réponse à ces trois questions est évidente. La logique de l’âge industriel dont nous sommes les héritiers, un âge qui débuta il y a 400 ans avec la Renaissance, n’est plus adaptée à notre monde :

  1. Centralisation et hiérarchisation ne permettent pas d’affronter la complexité.
  2. Manie du réductionnisme, besoin de tout séparer, de tout trier, de tout simplifier, de réduire la variabilité.
  3. Volonté de tout contrôler comme si le monde était une machine déterministe.
  4. Volonté de commander à tous, ce qui revient à priver les individus de leur liberté.
  5. Recherche systématique des causes qui produisent les effets en oubliant les boucles de feedback.
  6. Mépris de l’environnement et des hommes au nom de la croissance, ce qui interdit tout développement durable.
  7. Déresponsabilisation des individus, capables de commettre des horreurs au nom de leur entreprise (un peu comme les soldats sous prétexte qu’ils sont en guerre).

Dès les années 1960, Dee Hock avait, plus au moins consciemment, abouti au constat que l’âge industriel nous rend schizophrènes. Le réductionnisme est allé trop loin. Tout est séparé, même nous-même, entre le moi qui travaille et celui qui rentre chez lui et celui qui est citoyen. Du coup, l’un peut commettre des atrocités dont l’autre se lave les mains.

6/ Pour Dee Hock, il était temps de devenir responsable. Il était temps d’inventer une nouvelle façon de vivre ensemble comme de travailler ensemble. Depuis l’avènement de l’âge industriel, et son mode ne management par le haut, nous n’avions inventé aucun nouveau mode d’organisation. Il était temps d’essayer autre chose. Et pour commencer, il fallait changer de perspective :

  1. Toutes les choses sont indépendantes.
  2. Bien qu’interdépendants tous les hommes diffèrent.
  3. Les véritables communautés se construisent par les échanges immatériels et non monétisés (pour détruire une communauté, il suffit de mettre un prix sur tout).
  4. Les hommes n’on pas besoin de chefs mais de leaders. Tout homme est né leader (enfant il commence par mener ses parents par le bout du nez).
  5. En l’absence de chef, les hommes s’auto-organisent, les décisions remontent par percolation.

7/ Dès l’automne 1966, Dee Hock mit en application ces quelques principes à la National Bank of Commerce. Avec son collègue, ils avaient 90 jours pour entrer sur un nouveau marché, c’était une folie. Pas le temps de louer des bureaux, pas le temps de recruter. Tous les employés avec un peu de disponibilité, peu importe leurs compétences, se retrouvèrent pêle-mêle dans l’auditorium de la banque. Dès qu’un problème se présentait, un leader naturel apparaissait. Personne n’avait de titre, de responsabilité, d’objectif particulier. Tout le monde avançait main dans la main.

Personne ne contrôlait quoi que ce soit, c’était le chaos. Mais petit à petit, l’ordre émergea.

En 90 jours, non seulement l’équipe de l’auditorium s’auto-organisa mais aussi les employés des agences qui devaient distribuer 120 000 cartes à leurs clients. Quelques jours avant le lancement, le système de mailing et d’impression des cartes s’engorgea. Tout le monde chercha une solution. Les cadres de la banque finirent par obéir aux secrétaires qui, sur ce coup, étaient les plus compétentes. Le jour J, tous les clients avaient reçu leur carte.

8/ Auto-organisation, décentralisation et responsabilisation avaient porté leurs fruits. Pour Dee Hock, ce n’était que le début de l’aventure. En 1968, c’était la panique chez les franchisés du système de cartes de crédit de Bank of America. Les pertes s’accumulaient. Une réunion de 120 banques fut convoquée, elle tourna vite au pugilat. Dee Hock proposa aux organisateurs de laisser les franchisés chercher eux-mêmes une solution. Il finit par se retrouver sur la scène pour proposer la création d’un comité où les banques volontaires pourraient participer, sans que ça ne leur coûte rien sinon du temps, sans que ça ne les oblige à quoi que ce soit.

Dee Hock était devenu le président d’une structure informe et informelle. Quelques temps plus tard, il s’enferma avec trois collègues dans un hôtel de Sausalito. Là, ils devaient définir l’objectif de leur association. Après quatre jours de vaines conversations, Dee proposa de créer le premier système au monde d’échange de valeurs. Aucune société, aucun État, aucune personne ne pourrait en être le propriétaire, il serait totalement indépendant.

Mais une telle structure n’avait jamais existé. Sa complexité laissait pantois. Personne ne pouvait en penser les rouages. Dee se dit qu’elle devait ressembler à un organisme vivant. Quelques principes devraient en régler l’évolution et le reste s’auto-organiserait en accord avec les principes et dans la poursuite de l’objectif.

Sans moyen, sans consultant à leur service, Dee et ses trois collègues consacrèrent plusieurs mois à convaincre les banques que c’était la bonne solution. Il n’était pas question de créer une super banque mais un réseau de banques. Ils ne savaient pas alors que suivant les mêmes principes d’autres hommes étaient en même temps en train de créer Internet.

Le 11 mars 1970, National BankAmericard, Inc, le premier réseau de cartes de crédit interbancaire était créé. Contre sa volonté, Dee Hock fut forcé d’en devenir le président.

9/ L’histoire allait se répéter encore une fois. La méthode qui avait fonctionné pour les banques américaines allait être appliquée à la planète. En 1973, Dee Hock créait un réseau qui s’appela bientôt Visa International. Le choix du nom lui-même émergea d’une auto-organisation sans que personne ne soit capable de savoir qui l’avait proposé pour la première fois. Dee Hock raconte des anecdotes extraordinaires. Les réunions systématiquement ouvertes à tous, l’absence de données confidentielles, l’absence de titre pour les employés. Il évoque même les meetings annuels où les conjoints des responsables des banques du réseau étaient conviés.

Durant tout ce temps, Dee Hock resta très discret. Jamais il ne gagna un salaire mirobolant, jamais il ne reçut de stock option puisque Visa ne pouvait pas en distribuer. À cette époque, jamais il ne fit la une des magazines. En mai 1984, âgé de 55 ans, il quitta Visa pour se retirer dans son ranch. Et ce n’est qu’après dix ans d’isolement qu’il accepta de revenir sur cette aventure, qu’il la raconta puis qu’il finit par écrire son livre. C’est en lisant Complexity de Mitchell Waldrop qu’il comprit qu’il avait réinventé la théorie de la complexité.

Il forgea alors le mot chaord pour décrire les structures qui ne sont ni ordonnées, ni chaotiques, mais présentent un état intermédiaire.

Chaord 1. N’importe quel système auto-organisé, autocontrôlé, adaptatif, non linéaire, qu’il soit un organisme, une organisation ou une communauté, qu’il soit physique, biologique ou social, qui montre simultanément des comportements ordonnés et chaotiques. 2. Entité dont le comportement montre des propriétés qui ne sont pas gouvernées et expliquées par les règles qui gouvernent et expliquent ses parties.

En 1992, Money Magazine désigna Dee Hock comme un des hommes qui a le plus changé notre façon de vivre au cours des dernières décennies du vingtième siècle. Je crois que personne n’a encore mesuré sa véritable influence.

En lntroduction d’un entretien avec Dee Hock, à lire absolument, Melissa Hoffman cite Arcadia de Tom Stoppard :

Une porte comme celle-ci s’est entrouverte cinq ou six fois depuis que nous nous sommes redressés sur nos jambes. C’est le meilleur moment possible pour être en vie, alors que presque tout ce que nous croyions savoir est faux.

J’ai ressenti la même chose en lisant The Birth of Chaordic Age.

Quelques liens pour aller plus loin : Chaordic Common, Leader to leader (avec une liste de conseils pour les managers), The Trillion-Dollar Vision of Dee Hock, wikipedia.