En juin, Emmanuel Poncet m’a interviewé pour le supplément écrans de Libé dorénavant uniquement en ligne.

— Qui est exactement ce « peuple des connecteurs » dont vous parlez dans votre livre ? On dirait le « peuple migrateur »…

— Mon éditeur a eu l’idée d’employer « peuple » pour faire comprendre que les connecteurs étaient des hommes et des femmes et non pas des prises électriques. Un connecteur est quelqu’un qui a pris conscience de vivre dans une structure sociale organisée en réseau et non plus hiérarchiquement. Un réseau n’a pas de centre ou de chef, c’est une structure horizontale, par opposition aux structures pyramidales classiques, il n’y a pas de gouvernement, encore moins d’élection. Tout le monde est acteur de la vie politique du réseau. C’est comme ça que fonctionne Internet depuis le début, c’est comme ça que fonctionnait la démocratie américaine à ses premières heures. Tous les gens qui font le net, depuis Sir Tim Berner Lee jusqu’à Steve Jobs, sont des connecteurs.

— Vous intitulez vos chapitres (« Ils ne votent pas », « Ils ne manifestent pas »…), avec des négations : voulez-vous dire que cette génération se définit par la négative, l’absence, ou l’abstention ?

— Une fois conscient d’appartenir à un réseau, on ne voit plus le monde comme avant. Du coup, on n’y vit plus comme avant. J’ai décrit cette nouvelle attitude en l’opposant à l’attitude politiquement correcte, d’où les négations. On conseille aux jeunes de décrocher de bons diplômes. Les connecteurs, eux, apprennent ce qui les intéresse et se moquent des programmes universitaires. On dit qu’il faut voter. Les connecteurs ne votent pas parce qu’ils ont compris que le réseau fonctionne très bien sans autorité centrale. Ils s’abstiennent de participer à un système qu’ils savent désuet. En revanche, depuis une dizaine d’années, ils le révolutionnent de l’intérieur.

— N’est-ce pas juste une question de « génération » élevée avec l’ordinateur ?

— C’est plus qu’une affaire de génération. C’est un tournant dans notre histoire, dans la vie de chacun d’entre-nous. Grâce à l’ordinateur, nous savons qu’il est impossible de prévoir les conséquences de nos actes dans un environnement complexe. Or, nos gouvernements continuent à légiférer en nous faisant croire qu’ils maîtrisent la situation. Quand ils nous disent « le CPE va faire baisser le chômage », ils nous mentent. Plus grave, quand leurs adversaires disent que ça ne va pas marcher, ils nous mentent aussi. Ces débats sont surréalistes pour les connecteurs.

— N’est-ce pas une pensée un peu libertaire et/ou anarchiste, modernisée par les nouvelles technos ? Une illusion techniciste ?

— C’est plutôt l’invention du vrai socialisme : chaque individu prend une valeur infinie. Dans cette perspective, la technologie n’est pas essentielle. Elle nous aide à porter un nouveau regard sur le monde. Après, nous en tirons les conséquences. Les hommes politiques sont incapables de gérer les problèmes complexes de la société d’aujourd’hui. À droite ou à gauche, tout le monde s’en rend compte. En bon cartésiens, les politiques cherchent des solutions qui partent d’en haut. Les scientifiques nous ont démontré que cette approche ne marche pas face à une structure complexe. Dans un tel environnement, les solutions doivent partir du bas, de nous, et remonter. C’est ainsi que les connecteurs ont décidé d’agir, en s’auto-organisant.

— Vous prônez souvent dans votre livre l’autorégulation contre le vieux monde pyramidal et légiférant. Mais n’est-ce pas une porte ouverte au libéralisme sauvage ? Les « moins initiés » à l’informatique se retrouvant exclus ?

— Parce que notre société devient de plus en plus complexe, nous avons besoin de l’organiser différemment. Si nous refusons de changer, nous ne nous en sortirons que par une dérive autoritaire. Comme nous savons que la complexité ne se contrôle pas par le haut, nous devons chercher des solutions qui s’appuient sur chacun d’entre-nous. Nous devons distribuer les responsabilités. C’est une forme de libéralisme où chacun est interdépendant des autres au travers du réseau social. Voila pourquoi c’est un vrai socialisme. L’informatique joue un rôle important dans la cohésion de ce réseau mais elle n’est qu’un élément. En Afrique ou en Inde, des réseaux d’entraide très denses sont en train de se construire. C’est la preuve que ça peut fonctionner même avec les plus démunis.

— Quelle personnalité ou partis politiques peut selon vous incarner ce « peuple connecteur » ?

— Aucun parti, existant ou à venir, c’est sûr. En revanche, des hommes, Rachid Nekkaz par exemple, peuvent se faire les porte-parole des idées qui circulent sur les réseaux auxquels ils sont connectés. Ils auront un rôle d’influence. Ils faciliteront la connexion des individus qui, sinon, ne se seraient jamais rencontrés. Ils leur donneront du courage, ils seront des visionnaires, ils les inciteront à prendre leur vie en main et à ne plus attendre l’apparition d’une main invisible appelée État. Ils devront aussi jouer un rôle moral et inciter les membres des réseaux à plus de fraternité. Nous sommes tous embarqués sur le même navire. C’est plus vrai que jamais.