Le 5 septembre dernier, suite à mon article sur la crise de l’eau, un lecteur m’a posé quelques questions auxquelles je trouve enfin le temps de répondre (dans le TGV en rentrant de Paris).

— À trop décentraliser, ne risque-t-on pas de faire basculer le pouvoir ailleurs que dans les mains de l’État ?

— Nous voyons souvent l’État comme un monstre centralisé. Il est sans doute possible d’imaginer un État décentralisé. Si la plupart des entreprises sont centralisées, certaines ne le sont pas comme Visa et Gore-Tex. Elles nous démontrent qu’il existe au moins deux modes d’organisation concurrentiels.

La décentralisation distribue le pouvoir, elle le met entre d’autres mains. En évitant la concentration du pouvoir, elle coupe le goulet d’étranglement que constituent les chefs : elle augmente la bande passante, donc la réactivité et l’efficacité. La décentralisation est d’autant plus efficace qu’un chef éclairé, qui pourrait avoir des avis éclairés sur toutes choses, n’existe pas. Il vaut mieux démultiplier l’intelligence en la distribuant (la nature a trouvé ce truc dans notre cerveau).

Un pouvoir distribué est par ailleurs plus solide car pour s’emparer du pouvoir il faut noyauter chacun des nœuds de pouvoir ce qui est une tâche d’autant plus difficile que la décentralisation est profonde.

Certes un nœud quelconque est plus fragile qu’un nœud unique au centre de la structure mais tous les nœuds ensemble sont moins vulnérables. Alors oui, quelques nœuds peuvent échapper à l’État mais jamais l’ensemble. Il faut accepter une petite faiblesse locale pour une plus grande solidité générale.

Et comme tous les nœuds ne peuvent être contrôlés simultanément, les nœuds non contrôlés peuvent remettre de l’ordre dans le système et en assurer l’équité.

Par ailleurs, la centralisation n’a jamais empêché le détournement du pouvoir. Les dictatures n’émergent et ne perdurent que dans des sociétés centralisées. Au fond du centralisme, je vois poindre un mépris de l’homme. Il y a derrière lui l’idée que seule une élite est compétente, une élite qui se place elle-même au centre du système. La décentralisation est un humanisme. Les gens de gauche adeptes de la centralisation ne sont pas socialistes.

Note : La décentralisation n’a aucun rapport avec le fédéralisme. Il ne s’agit pas de découper un pays en régions. La décentralisation doit être métalocale. Exemple : si l’éducation nationale se décentralisait, les profs constitueraient des réseaux à travers la France. Il ne s’agit pas de déléguer les responsabilités à des entitées de taille plus petite (les régions, les départements…).

— Ne risquons-nous pas de voir s’effriter le rôle pondérateur et modérateur de l’État par rapport aux droits fondamentaux de chaque individus ?

— Aujourd’hui l’État fixe les lois et une partie des règles sociales. Un État décentralisé pourrait toujours le faire parce que la décentralisation implique la communication étroite entre les entités. Gore-Tex bien que décentralisé réussit à fabriquer ses produits et à s’imposer des processus de fabrication stricts.

Mais la loi peut exister sans État, elle peut être écrite dans un texte de loi œuvre de tous les citoyens sur un mode wiki par exemple. Ce texte peut avoir valeur de loi sans qu’un pouvoir central ne l’approuve. Il suffit que les citoyens l’acceptent tacitement ou, éventuellement, par référendum.

Sur internet, notamment dans l’infrastructure du réseau, aucun État ne légifère et pourtant des protocoles se sont peu à peu imposés, faisant œuvre de loi. La loi peut émerger. Je crois d’ailleurs que toutes nos lois fondamentales ont ainsi émergé avant d’être fixées. C’est le cas pour la suppression de la peine de mort par exemple.

— Qui fera respecter les droits de l’homme demain s’il n’y a plus d’État ? La décentralisation à outrance renforce l’idée de profits et d’abus en tout genre, car il y aurait moins d’instance de veille ?

Pierre Rosanvallon explique que c’est le contraire qui se produit. Les citoyens sont de plus en plus vigilants. Les nouveaux outils technologiques comme les blogs renforcent cette vigilance. La décentralisation n’implique pas la suppression de l’État, elle n’implique pas plus la disparition du judiciaire.

On peut imaginer une police décentralisée. Schématiquement, il y aurait la même différence entre cette police et la police traditionnelle qu’entre Al-Qaïda et l’armée américaine. Les deux modes d’organisation sont très efficaces… et vous devinez peut-être celui qui est le plus puissants dans la durée.

— Comment comptez-vous inscrire le respect de la liberté, de l’équité et les droits fondamentaux de l’Homme dans une mise à plat de la hiérarchie ? À mon sens, il n’est pas viable de déstructurer tous les acquis concernant ces valeurs, car il y a un fort risque d’implosion au niveau de la société.

— Ces valeurs dont vous parlez sont aujourd’hui inscrites dans les principes d’organisation de nos sociétés. Pourquoi voudriez-vous qu’elles soient effacées ? Restructurer ne veut pas dire détruire l’existant mais construire au-dessus de lui.

Et puis je ne désire pas restructurer par plaisir mais parce que j’estime que c’est une nécessité vitale pour faire face aux problèmes du monde. Les structures hiérarchiques ont longtemps été efficaces, elles perdureront dans les situations simples mais pas dans nos sociétés hypercomplexes.

Nous devons impérativement nous restructurer. Ce travail doit commencer en chacun de nous, en restructurant notre façon de voir le monde. C’est sans doute l’étape la plus difficile.

Il nous faut arrêter de dire que les choses ont toujours été comme ça et qu’il ne peut en être autrement. 1/ C’est faux, d’autres sociétés ont existé. 2/ Nous n’avons pas le choix.

PS : En France, personne n’a jamais rien décentralisé. On s’est contenté de découper en morceaux. Décentraliser, c’est passer d’une organisation pyramidale à une organisation en réseau décentralisé/distribué.