En septembre 2006, les médias ne prenaient pas au sérieux François Bayrou mais, après ses attaques contre ces mêmes médias, il s’attira un vent de sympathie sur le web. À cette occasion, je l’ai rencontré pour parler avec lui du cinquième pouvoir. Quelques mois plus tard, ses espoirs comme ses mises en gardes sont plus que jamais d’actualité.

Le 27 septembre 2006, François Bayrou me reçut dans son QG rue de l’Université. Je notai avec amusement qu’en face se trouvaient les bureaux de la filiale internet de Microsoft. Était-ce un signe ? D’un côté l’UDF, un parti traditionnel, de l’autre Microsoft, une entreprise tout aussi traditionnelle par sa structure, mais qui distribue pourtant quelques-uns des outils clés du cinquième pouvoir.

Le rapprochement était-il juste géographique ?

Bayrou me fit vite comprendre que non.

— Je considère que les logiciels Open Source et les wikis sont deux choses fantastiques pour l’humanité, me dit-il.

Je fus surpris d’entendre ces idées exprimées par François Bayrou, mais aussi de découvrir que l’UDF était un parti à l’écoute d’un blogueur comme moi. Sa stratégie internet est d’ailleurs simple : pas de stratégie. Quand on manque de moyens, on n’a pas d’autre possibilité que de faire confiance aux militants. Le hasard fait bien les choses. Comme l’a montré Joe Trippi avec Howard Dean, il faut décentraliser la campagne, l’ouvrir vers l’extérieur, jouer la transparence dans l’esprit Open Source.

Conscient de cette révolution, François Bayrou critiqua les grands médias, leur penchant pour le people et le spectaculaire. Pour lui, il se passe quelque chose de beaucoup plus important en ce moment : un nouveau peuple s’éveille, le peuple d’internet.

— C’est un peuple créatif et coopératif, dit-il. Tout n’est pas du domaine de l’avoir. Il y a deux sortes de biens. Les biens matériels, nous pouvons les échanger. Tu as une voiture, j’ai une voiture, nous les échangeons, nous avons toujours une voiture. Mais j’ai une chanson, tu as une chanson, nous les échangeons, nous avons deux chansons.

Je parlai alors de la théorie des jeux, du concept de gagnant-gagnant.

— Pour moi, c’est une théorie de l’être, de l’enrichissement mutuel, me dit François Bayrou. Internet est de cet ordre-là. Le coopératif, le mutuel, le collaboratif… tout ça va changer le monde. Je suis absolument pénétré de cette idée. Ça va aussi changer les campagnes électorales. Entre il y a cinq ans et maintenant, il n’y a plus rien de commun. Les acteurs des pouvoirs traditionnels ne s’en rendent pas compte parce qu’ils ne sont pas familiers avec l’outil internet.

François Bayrou parlait avec passion :

–Internet est un média éruptif. Vous vous faites engueuler comme féliciter avec une grande force. En même temps, ça remplace tous les sondages qualitatifs qui mettent des mois à être élaborés. J’ai les mots des gens, j’ai les mots de la vie. Pour moi, c’est formidable et ça bouleverse tout. Nous assistons à un changement de monde dont le monde officiel ne se rend pas compte. Une révolution est en cours.

François Bayrou parlait bien sûr d’une révolution non violente. Il laissa tout de même planer une crainte.

— Quoique… on ne sait jamais.

Je partage cette crainte. J’espère que le vieux monde ne défendra pas ses positions à tout prix, la poursuite de la croissance matérielle par exemple, au risque de précipiter les perturbations climatiques, sans quoi la rupture violente sera inévitable. Comme me le dit François Bayrou, nous n’en sommes pas là et devons essayer de trouver des solutions pacifistes.

— Avant la Révolution française, il y avait un tiers état exclu de tout mais qui finit par s’emparer du pouvoir. Nous sommes dans la même situation.

Quand je lui parlai du cinquième pouvoir, il me dit :

— On n’imagine pas combien c’est fort. Moi, je le ressens, je le vois dans les blogs, sur Agoravox, c’est réel, c’est visible. Le nouveau monde est là. J’ai l’avantage d’en être tout en connaissant l’ancien monde. Je suis sorti de la guerre des tranchées gauche-droite. Je suis capable de travailler avec des gens à gauche comme à droite. Pendant cent ans, la France a été coupée en deux par le combat entre les chrétiens et les laïques. Un jour, on s’est aperçu non pas que cela avait disparu mais que ce n’était plus la question. Aujourd’hui, c’est pareil pour le clivage gauche-droite. Il n’est plus d’actualité. Des gens de gauche, de droite et d’ailleurs rejoignent l’UDF, dans des proportions égales. Nous nous revendiquons du tiers état, d’une troisième voie. Si ce projet-là se réalise, les citoyens reprendront le pouvoir, aujourd’hui entre les mains des puissances financières et médiatiques.

Nous discutâmes aussi des stratégies internet de ses adversaires.

— Ségolène Royal dit qu’elle s’ouvre à la participation mais elle ne le fait pas. Personne ne le fait, je veux le faire. Nicolas Sarkozy cherche à tout verrouiller. Il applique à internet un marketing des années 1950. À coup de millions d’euros, il veut prendre les citoyens contre leur gré. Je ne veux pas le faire, je n’en ai pas les moyens d’ailleurs, et puis c’est le contraire du net. Aujourd’hui, le réseau lui-même dit « Ce Bayrou-là nous intéresse. » Je n’ai pour cela déployé aucune tactique. On ne matraque pas le vivant, la toile c’est du vivant, c’est trop complexe, trop aléatoire pour être contrôlé. Nous sommes dans la situation du papillon qui d’un battement d’aile déclenche une tempête à l’autre bout du monde. Je crois que le vent commence à souffler. Je ne sais pas jusqu’où il nous entraînera mais ce que nous sommes en train de faire en ce moment entrera peut-être dans les livres d’histoire. Ce que je voulais et cherchais depuis longtemps est en train de se produire. C’est passionnant.

Bayrou me parla de sa marotte pour internet.

— Je suis sur internet au moins trois heures par jour. C’est devenu ma principale source d’information sur ce que ressentent les gens. Je ne m’intéresse plus aux sondages. Ce n’est que du bourrage de crâne. On a d’un côté les forces médiatiques, de l’autre le peuple des citoyens. Eh bien, c’est le peuple des citoyens qui gagnera. Il y a adéquation entre le moment et ce que je porte. C’est un coup de chance d’en être là. Je n’ai pas créé ce mouvement.

Bayrou lui aussi se mit soudain à parler comme Howard Dean. J’avoue que je ne m’y attendais pas.

— La France s’appuie sur un modèle de société plus en phase avec la logique participative d’internet – mis à part la centralisation – qu’avec l’hypercapitalisme. Nous ne nous sentons pas tous le devoir de maximiser nos bénéfices. Notre modèle prend au sérieux le mot démocratie. Il place les citoyens en position d’autonomie et de responsabilité.

J’étais en train de découvrir que Bayrou relevait du cinquième pouvoir tout aussi définitivement que moi. Sur un coup de tête, je voulus tester le pouvoir qu’a justement ce cinquième pouvoir : j’invitai Bayrou à la soirée République des blogs qui se tenait le soir même au Pavillon Baltard, près de la Bourse du commerce.

— Vous rencontrerez des blogueurs de tous les partis.

Bayrou me posa deux ou trois questions, il regarda son agenda et accepta aussitôt de nous rejoindre. À ce moment, j’étais sûr que n’importe quel politicien aurait fait comme lui. Le cinquième pouvoir n’est peut-être pas réel dans l’esprit de tous les citoyens mais les politiciens savent qu’ils doivent compter avec lui. D’ailleurs, l’intérêt qu’ils lui portent le renforce. Plus il est fort, plus il intéresse : c’est une dynamique positive, un jeu gagnant-gagnant.

La politique change.

Dans le petit monde de la blogosphère, minuscule excroissance du cinquième pouvoir, nous sommes, tout comme François Bayrou, de plus en plus nombreux à sentir une force monter de chacun d’entre nous, une force irrésistible et envoûtante, une force historique à laquelle nous ne pouvons pas échapper. Personnellement, pour la première fois, j’ai l’impression de vivre dans un pays de citoyens solidaires.

Comme le dit Bill Clinton lors d’une conférence devant le parti travailliste anglais, ce qui importe c’est l’ubuntu. Ce mot bantou signifie qu’une personne n’existe qu’à travers ses relations avec les autres. « Je suis parce que vous êtes. » Cette prise de conscience est vitale, elle est notre seule chance de nous en tirer sur cette planète.

La politique politicienne n’a pas grand-chose à dire dans ce qui nous préoccupe. Nous nous trouvons à un embranchement historique. D’un côté, comme beaucoup de mauvais augures l’annoncent, se profile un temps de catastrophes climatiques et sociales. Mais de l’autre, il y a l’espoir, un espoir nourri d’idées concrètes et déjà mises en œuvre par endroits. Nous n’avons pas le droit de nous tromper de direction ni de nous reposer, nous devons aller de l’avant, construire ensemble le cinquième pouvoir.


Le lendemain de mon entretien, une équipe de La Générale de Production rencontra aussi Bayrou pour lui parler d’internet. On mesure combien doit être lobotomisant le métier de politicien : répéter tous les jours la même chose… J’en tire une seule conclusion : les campagnes sont beaucoup trop longues, d’autant trop longues que peu d’idées profondes les traversent.

Ce reportage vidéo a été tourné pour un film sur la netcampagne qui sera diffusé sur Arte le 8 mai. Pour en savoir plus, visitez le blog.


PS : Ce texte est extrait de mon livre Le cinquième pouvoir.

Article aussi publié sur Agoravox.