Je voudrais vous raconter comment je suis devenu libre, vous allez voir que c’est très relatif et que j’ai eu pas mal de chance.

Tout d’abord j’ai eu la chance d’avoir des parents eux-mêmes libres, mon père refusant avec acharnement l’idée de souscrire un crédit, n’achetant quelque chose que le jour où il avait le moyen de se le payer.

Je ne sais pas d’où nous vient cette volonté de refuser les chaînes dans la famille, côté Crouzet en tout cas, mais elle est profondément ancrée. Parfois je me dis que c’est génétique. Mais comme je suis fils unique, mon père lui-même fils unique, il faudra voir comment se comporteront mes deux fils pour tirer des conclusions biologiques.

Mon père était patron pêcheur, son père aussi, son grand-père paternel aussi, du côté maternel son grand-père était cafetier, mon grand père maternel était vigneron, tous mes ancêtres ont pratiquement toujours travaillé à leur compte.

Mais pas toujours dans leur jeunesse. Après ses études, mon grand-père Crouzet travailla dans l’administration à Paris avant de péter les plombs et de rentrer dans le Midi pour devenir pêcheur comme son propre père, grand-père, arrière grand-père…

J’ai un peu suivi le même parcours. Une fois ingénieur, j’ai travaillé à Paris pour une société de service en informatique, puis pour deux groupes de presse, puis j’ai aussi pété les plombs et je n’ai jamais plus travaillé pour un patron. Une fatalité familiale nous pousse peut-être à larguer les amarres. Je ne suis pas devenu pêcheur mais je suis parti à la pêche des lecteurs, ce n’est sans doute pas très différents.

Ai-je choisi la liberté ? Ou m’est-elle tombée dessus ? Sans doute un peu les deux. En tous cas, je l’aurais gagnée plus difficilement sans l’aide de l’État, cet État que je critique si souvent.

En 1994, suite à des coups de gueules à répétition lorsque j’étais rédacteur-en-chef de PC Expert, suite aussi à un malaise grandissant, celui de me sentir en désaccord avec moi-même, je me suis retrouvé au chômage. Comme je gagnais très bien ma vie, les ASSEDIC subvinrent grassement à mes besoins pendant trois ans. J’en profitais pour m’initier à la philosophie, voyager, prendre mon temps… finissant par écrire un essaie intitulé L’art de ne rien faire sans fainéanter.

Je ne aurais pas eu tout ce temps sans le chômage subventionné. Tous ce temps où j’ai écrit mes premiers livres d’informatique, je ne l’aurais pas eu pour dégager du temps pour les années à venir. Sans ce temps, j’aurais dû retrouver immédiatement un poste, mener une vie d’employé, poursuivre sur la voie dans laquelle je m’étais initialement engagé.

J’ai eu besoin de l’État pour imaginer qu’un monde sans État était possible, tout comme le second étage de la fusée a besoin du premier avant de s’en libérer. Je ne suis donc pas contre l’État, contre la démocratie représentative, contre les règles qui régissent aujourd’hui notre société, je crois au contraire qu’elles vont nous servir d’étage de lancement vers autre chose.

L’évolution a toujours fonctionné de la sorte. Des organismes apparaissent qui ont pour fonction de préparer l’apparition d’autres organismes. Une fois qu’ils ont effectué leur travail, ils disparaissent, ils ne sont plus nécessaires (en informatique on parle de bootstrapping). Les révolutions qui font table rase ne durent pas. Les révolutions profondes s’appuient sur l’existant, elles se lancent puis larguent les amarres.

Le chômage, issu de l’État pyramidal, en me donnant du temps libre, m’a permis d’imaginer des structures non pyramidales. Il peut avoir cette vertu à grande échelle. La pyramide peut ainsi conduire au réseau. D’ailleurs internet lui-même est né dans les États avant de s’émanciper. Maintenant il est libre, il n’a plus besoin d’eux comme je n’ai plus besoin des ASSEDIC comme un satellite n’a plus besoin de la fusée qui l’a placé en orbite.

Si je n’avais pas bénéficié du chômage, j’aurais peut-être gagné ma liberté autrement. Je serais peut-être entré chez Yahoo et, trois ans plus tard, j’aurais fait la culbute avec mes stock-options. Je serais alors aujourd’hui encore plus libre financièrement que je ne le suis.

Mais une petite voix intérieure me dit que ce chemin n’aurait jamais marché pour moi. En 1994, un ami m’avait proposé d’investir mes indemnités de licenciement dans Dell. À l’époque, j’avais souvent rencontré Michael Dell, j’avais confiance en lui, j’étais persuadé que Dell allait prospérer… et pourtant j’ai laissé mon argent sur mon compte chèque, il y est encore d’ailleurs.

J’ai donc eu plusieurs occasions de gagner ma liberté. J’en ai emprunté une plus que je ne l’ai choisie et il me reste encore beaucoup de chemin à parcourir.

Quand j’entends certains libéraux dire qu’il suffit d’user de sa liberté, je ne peux m’empêcher de sourire. Comment faire quand on n’a pas la chance que j’ai eue ? Comment faire quand on a manqué les occasions qui se sont présentées ? Comment donner d’autres occasions ?

Certains diront que l’État peut intervenir. Mais l’État peut-il nous aider à nous émanciper de l’État et se priver peu à peu d’utilité ? Je crois que, comme pour moi, il le peut mais par hasard.

Certains dinosaures étaient couverts de plumes car elles présentent la meilleure protection thermique. Accessoirement, elles sont légères… et certains petits dinosaures apprirent à voler. Comme la plume est apparue avant le vol, la rémunération sans travail, le chômage, est apparu avant la société décentralisée. Il peut être l’occasion d’apprendre à voler de ses propres ailes.