Je suis en train de lire The Cult of the Amateur, un essai qui critique la génération participation à la mode web 2.0. Les interrogations d’Andrew Keen répondent à certaines de mes craintes du moment. Après l’enthousiasme, il est parfois bon de prendre du recul.

Aujourd’hui, sur le web, tout le monde peut tout dire, tout montrer, tout voir… spectateur et auteur fusionnent dans cet âge du peer-to-peer.

Amateur hour has harrived, and the audience is now running the show, écrit Keen.

Pour moi, il y a une différence fondamentale entre la possibilité de tout dire et le fait de dire n’importe quoi. Malheureusement, le web 2.0 nous pousse souvent vers le n’importe quoi. Comme nous avons les moyens de nous exprimer, nous nous exprimons coûte que coûte même si nous n’avons rien à dire.

Nous entrons dans l’âge de la médiocrité.

Nous ne vérifions plus les informations que nous diffusons.

Nous ne remontons plus aux sources.

Nous devenons des maîtres du copier-coller, pour ne pas dire du remix.

Nous commentons un article après avoir lu en diagonale, sans même chercher à connaître la pensée de l’auteur, nous nous faisons des opinions à l’emporte pièce.

Le prix du ticket d’entrée est si bas que tout le monde entre. Par le passé, si un auteur nous déplaisait, nous prenions notre temps avant de lui écrire. Nous le lisions avec attention, nous nous renseignons sur lui… en deux mots, nous travaillions avant de lâcher la cavalerie.

Maintenant nous ne prenons plus le temps de la réflexion, nous nous moquons de paraître stupide, nous nous en moquons puisque notre commentaire sera noyé dans des centaines d’autres tout aussi médiocres et passera sous les yeux de lecteurs tout aussi superficiels que nous. Nous devenons des spammeurs. Le web 2.0 est un univers de trolls. Je parle bien sûr en termes statistiques car il existe des îlots de quiétude.

La médiocrité n’est pas nouvelle. Déjà Flaubert se plaignait dans sa correspondance des œuvres insanes dont se gaussaient ses contemporains. Il serait atterré de voir où nous en sommes.

Quand j’ai commencé à écrire, j’ai envoyé mes manuscrits à des éditeurs qui les ont refusés. Ces livres sont restés sur mon disque dur, j’en ai écrits d’autres encore refusés. Si comme aujourd’hui j’avais pu publier sur lulu.com, j’aurais sans doute cessé d’écrire. Mes livres étant illisibles, personne ne les aurait lus, j’aurais décrété que je m’étais engagé dans une mauvaise direction, j’aurais cessé d’écrire.

Cette mésaventure est arrivée à un de mes meilleurs amis dont le premier roman a été publié sans même qu’il s’en rende compte en 1988, presque aussi simplement que sur internet aujourd’hui. Cette facilité et le manque de réaction des lecteurs l’ont dissuadé d’écrire alors qu’il a un immense talent. J’ai peur que le web 2.0 n’ait le même effet avec beaucoup d’auteurs.

Je ne dis pas qu’il faut souffrir pour réussir, je crois juste que Rome ne s’est pas fait en un jour et qu’il en va de même pour les auteurs. Certaines plantes poussent en un jour, d’autres, les plus nombreuses, prospèrent lentement. Notre univers 2.0 ne leur est pas favorable.

La réussite passe souvent par le dépassement de barrières en apparence insurmontables. Le web 2.0 nous fait à tort croire qu’il n’y a plus de barrière. L’amateur aurait autant de chances de réussir que le professionnel.

Je suis le premier à applaudir la disparition des frontières entre les citoyens et les élites. Pour moi, chacun a le droit d’exercer ses talents dans tous les domaines mais il doit le faire avec zèle. L’amateurisme n’exclu pas la compétence. Toutes les portes sont ouvertes sur le web 2.0 mais il faut que la qualité soit récompensée. Nous devons inventer le moyen d’arracher l’ivraie du brouhaha.

Ce bouillon de culture régnant sur le net est fantastique mais il fait souvent penser à un bruit de fond aléatoire. On dirait qu’une armée de singes est en train de taper à la machine à écrire dans l’espoir de réinventer Proust. L’éternité n’y suffira pas malheureusement. Il faut que des hommes travaillent pour produire des œuvres. Et pour qu’il existe des œuvres collectives originales, il faut encore plus de travail, il faut que ce travail ne soit pas étouffé par des riens, il faut que nous apprenions à prendre notre temps, sinon nous finirons par n’apprécier que les séries TV.

Pour échapper à ce piège, les prochains services 2.0 devrons rétablir la confiance, favoriser la qualité, la véracité, les travaux profonds au profit du tout venant.

Rassurez-vous, je ne prône pas le retour des bureaux de censures, tel ceux des éditeurs ou des singes s’estiment capables de juger des auteurs. Ce n’est pas parce que quelqu’un sélectionne que c’est mieux. Personne ne dispose de la compétence de juger les autres, au mieux le temps, et à travers lui l’évolution, s’en charge plus ou moins bien.

Au présent, je crois que le cinquième pouvoir peut sélectionner, peut filtrer, mais il faut s’appuyer sur son intelligence plutôt que sur ses comportements de masse comme nous y habitue Google.

Ce n’est pas parce que tout le monde lit une news que cette news est intéressante. Tout le monde la lit parce qu’elle a été mise en avant et que tout le monde l’a cliquée faisant en sorte qu’elle reste en avant. Un livre n’est pas bon seulement parce qu’il se vent bien. Si nous ne voulons pas d’un web populiste, nous devons l’amener vers la qualité.

C’est un défi.

Une fois les bureaux de censure bannis, il nous faut réinventer une forme d’évolution en accélérée, trouver un test de postérité.

 Article repiqué sur Agoravox.