Mon précédent billet a semble-t-il fait croire que j’étais soudain pessimiste ou que je doutais des bienfaits de la liberté ou que je rejetais, ni plus ni moins, internet. Il n’en est rien. J’ai juste besoin de temps en temps de critiquer ce que j’aime pour mieux l’aimer. Ce n’est pas du masochisme, je crois simplement qu’il ne faut pas oublier d’être critique vis-à-vis de soi comme de ses outils de prédilection.

Si je ne vois pas d’un bon œil la centralisation de certains services web 2.0, je n’en suis pas moins convaincu que ces services, par leurs fonctionnalités, vont changer le monde. Mais ils le changeront d’autant plus s’ils échappent à tout contrôle, donc s’ouvrent à l’innovation extérieure.

Loin de moi aussi l’idée de vouloir installer la moindre censure sur le web. Par exemple, je crois que les forums doivent être modérés a posteriori, jamais a priori, il faut laisser la voie libre. La diversité est source de créativité.

La participation de tous est capitale pour que puisse émerger une intelligence collective. Tout le monde peut participer mais la participation de tous à tout n’a aucun sens. Elle est déjà impossible par manque de temps.

Et si je n’aime pas la démocratie représentative, c’est parce qu’elle suppose que tout le monde possède une voix égale, que tout le monde peut donner son avis sur tout. Je ne me hasarderais pas, par exemple, à parler de philatélie ou d’aquariophilie.

Dans des domaines plus généraux, l’économie comme la politique entre autres, je me demande pourquoi nous nous croyons tous capables de donner notre avis alors que la plupart d’entre nous n’y connaissons rien. Nous avons tant pris l’habitude d’entendre parler de ces choses que nous nous autorisons des commentaires, tout comme si nous parlions du dernier match de foot (pour lequel nous n’avons d’ailleurs pas des jugements plus avisés).

Ce droit pour tous de parler est indispensable mais il ne faut pas qu’il devienne un devoir. Nous n’avons pas à l’ouvrir sur tout et à tout propos. Nous pouvons le faire, ça c’est capital. La potentialité d’agir doit sous-tendre notre vie, nous devons user de cette potentialité à bon escient, sinon nous risquons de nous abimer dans le factice et le puérile.

S’il doit y avoir une censure, c’est à chacun de nous de se l’imposer. Personne ne doit avoir le pouvoir de nous faire taire.

Si tout le monde parle sur tout à tout moment, nous nous trouvons dans la situation du bouillon de culture. L’évolution peut s’en nourrir, des choses grandioses peuvent émerger de ces mutations hasardeuses.

Comment accélérer cette évolution ? Il faut essayer de favoriser les mutations profitables. Malheureusement il est impossible de les connaître a priori. C’est donc à chacun de juger ce qu’il va dire et comment il va le dire et quand il va le dire. Il n’est d’ailleurs pas certain que ce jugement, cette intellection, soit utile à l’intelligence collective.

Je l’espère toutefois. Pour moi, depuis le début de l’histoire de l’univers, nous assistons à des émergences successives, chacune se construisant sur les précédentes, chacune tendant vers plus de complexité. Je crois donc que chacune de nos intelligences individuelles peut participer à l’émergence de l’intelligence collective… à condition que nos intelligences individuelles s’utilisent elles-mêmes au mieux.

Encore une fois, personne ne doit définir ce mieux sinon nous-mêmes. Il serait toutefois dangereux que les uns et les autres nous agissions par réflexe ou poussés par une mode quelconque.

Je ne crois pas qu’une voix égale une voix, qu’un homme égale un autre homme. Je crois au contraire que cette égalité n’existe jamais. Nous différons tous les uns les autres, nous devons nous persuader de ce fait, nous appuyer sur nos différences, les exploiter… parler au moment où il s’agit de les exprimer.

Car parler pour dire comme les autres ça n’a aucun sens, sinon peut-être de renforcer le poids de certaines conventions sociales. Après tout, rien n’est sans doute jamais inutile.

Je ne prône pas pour autant la spécialisation, le surdéveloppement d’une spécialité car je crois que nos différences sont plurielles et échappent à toute forme de classification.

Je n’aime pas le vocable amateur, car il sous-entend moins bon qu’un professionnel, je lui préfère celui de généraliste, concept que j’ai développé dans Ératosthène. Un généraliste est spécialiste de rien du tout. Le web devient l’outil des généralistes. Il donne à chacun de nous l’occasion de cultiver nos différences. Et il devient médiocre quand, par manque de volonté, par facilité, nous amplifions au contraire nos similitudes.

Le vingt-et-unième siècle sera celui des généralistes comme le vingtième fut celui des experts.

Notes

  1. Pour moi, une femme diffère d’un homme mais cette différence ne doit pas justifier des inégalités de traitement, salarial par exemple. Ce n’est pas parce que les hommes diffèrent les un des autres qu’ils n’ont pas les mêmes droits. Une bactérie a le droit à la vie comme un chien ou comme un être humain.
  2. L’égalité est un concept essentialiste. Il suppose l’existence d’un modèle supérieur auquel tout le monde serait rattaché, ce que dénonce la génétique par exemple.
  3. La différence ne doit pas nourrir la discrimination. Je crois même, au contraire, que cette idée d’égalité nourrit les discriminations car elle est infondée. Dire qu’on est tous égaux est une discrimination de la différence.
  4. Ce qui m’énerve sur le web 2.0 c’est d’entendre toutes ces voix qui se répètent. J’ai envie de leur dire à tous de lire Siddhârta et d’exprimer leur voix propre.