À partir des années 1950, la guitare électrique rabaissa le prix du ticket d’entrée dans l’univers musical. Au bout de trois mois, on pouvait composer. Avec la distorsion, même les accords mal plaqués devenaient audibles. Les punks revendiquèrent cet à-peu-près (comme Picasso revendiqua une forme d’à-peu-près en peinture à la fin de sa vie). Nous assistâmes à l’explosion de la pop-music.

Aujourd’hui, les outils de MAO et de remix simplifient encore l’accès à la création. En quelques jours, n’importe qui peut produire un mashup. La musique s’est démocratisée… ou plutôt l’accès à la création musicale.

Une fois une œuvre créée, il faut la diffuser. Le web introduisit alors une démocratisation de la distribution. Tu produits une œuvre et tu la diffuses dans le même mouvement. C’est le monde du direct. Il n’y a plus de barrière entre ce que nous avons en nous et ce que les autres peuvent en percevoir.

Cet affaissement des barrières, en coupant le temps de la réflexion et du repentis, propage sans aucun doute des œuvres d’un genre nouveau. J’avoue mal les percevoir même si moi-même j’écris souvent en direct sur mon blog. Je manque de recul pour mesurer si ce que nous produisons ainsi sonne vingt-et-unième siècle ou pas.

Si Quelque chose change, c’est peut-être notre goût, en tout cas le mien. J’ai tendance à préférer les œuvres du passé produites sur le modèle actuel. Par exemple, je préfère la correspondance de Flaubert, écrite en direct, à la plupart de ses romans. Je préfère les croquis de la renaissance aux tableaux peaufinés. D’une certaine manière, nous vivons une époque d’esquisses.

À force d’abaisser toutes les barrières n’allons-nous pas devenir de piètres escaladeurs ? Où allons-nous sans cesse découvrir de nouvelles montagnes à franchir ?

Maintenant qu’il est facile de composer et de distribuer ses productions, il reste difficile de les faire connaître. Cette nouvelle difficulté ne risque-t-elle pas de faire de nous des spécialistes du marketing ? Le compositeur ne doit-il pas être meilleur vendeur que musicien ? Une chanteuse ne doit-elle pas être plus belle que talentueuse ?

Comme les productions sont en nombre gigantesque, il n’y aura jamais de place pour toutes dans l’audimat. Que vont devenir toutes ces œuvres, et surtout tous leurs auteurs déçus. J’espère qu’ils vont se contenter d’une place dans la longue traîne. Après tout, excepté durant les 200 dernières années, les artistes n’ont jamais eu de large audience. Ils adressaient un marché de niche. Nous en reviendrons peut-être à cette situation, avec quelques stars anecdotiques.

Si nous quittons l’époque de la production de masse, des stars de masse, nous entrerons dans celle de la longue traîne. Plutôt que de travailler pour des entreprises qui diffusent à grande échelle, nous serons les diffuseurs de nos propres créations. Artiste ou pas, nous serons des artisans. Nous posséderons l’outil de production et diffuserons notre production. Nous serons des hackers au sens où l’entend McKenzie Wark.

Les artistes vivront artisanalement tout comme le boulanger ou l’informaticien. Des artisans pourront travailler ensemble à des projets open source de grande envergure sans que personne ne soit le maître, et encore moins le propriétaire, de ces projets.

Si nous nous mettons à consommer massivement des produits de niches, les artisans vivront de mieux en mieux de leur production. Les entreprises péricliteront peu à peu. La richesse qui était concentrée entre quelques mains se répartira sans qu’il soit nécessaire de passer par une quelconque révolution prolétaire.

Notes

  1. Pour empêcher un message d’être perçu, on peut le bloquer avant l’émission ou en brouiller la transmission ou la réception. Il existe ainsi deux formes de censure.
  2. Avec le web 2.0, l’abaissement des barrières multiplie les œuvres disponibles, donc la confusion. Cet abaissement ne risque-t-il pas d’introduire une autocensure par la surabondance ?
  3. Pour éviter cette autocensure, il ne faut pas chercher à s’adresser à tous mais seulement à ceux qui peuvent nous recevoir. Il faut éviter en s’adressant à eux de parasiter ceux qui ne s’intéressent pas à nous. Il faut éviter de devenir des spammeurs (ou des trolls… ce qui pour moi est la même chose).