Tout d’abord qu’est-ce qu’un hacker ? Je l’ai défini comme un bidouilleur. C’est la définition classique mais elle n’est pas suffisante. Un hacker utiliserait plutôt un outil pour en créer d’autres. Il serait un créateur de méta-outils.

La notion de créateur d’outils est assez large. Quand on utilise un outil pour faire quelque chose d’imprévu par le concepteur de l’outil, on crée en quelque sorte un nouvel outil. Quand Picasso utilise une selle et un guidon de vélo pour créer la statue d’un taureau, il devient hacker. Ainsi l’artiste en découvrant sans cesse de nouveaux usages des outils est souvent un hacker.

McKenzie Wark définit le hacker au tout début de A Hacker Manifesto.

Nous [les hackers] produisons de nouveaux concepts, de nouvelles perceptions, de nouvelles sensations, à partir de données brutes.

Pour Wark, les données brutes peuvent être des programmes, des poèmes, des théorèmes, des couleurs… Toutes informations est susceptible de nouvelles combinaisons et réinventions. Le hacker est un créateur de nouvelles abstractions.

Quand un ingénieur dépose un brevet, il est hacker. Quand un musicien compose une chanson, il est hacker. Pour Wark, les hackers constituent une nouvelle classe sociale.

Cette idée de classe, purement essentialiste, ne me paraît correspondre à aucune réalité, surtout pas à une réalité complexe et plurielle. Mais elle a le mérite de s’inscrire dans un cadre historique, tout au moins occidental, et de nous aider à déchiffrer notre présent.

Plaçons-nous avant les prémisses de la révolution industrielle, avant la Renaissance. Les terres appartiennent aux seigneurs. Les paysans les cultivent. Nous avons d’un côté les propriétaires terriens, la classe pastorale, d’un autre les paysans, la classe agraire. Ces deux classes s’affrontent. L’une pour maintenir ses privilèges, l’autre pour s’approprier les terres qu’elle cultive.

La notion de propriété est elle-même une abstraction. Un bout de papier vous accorde un droit sur une terre. C’est totalement arbitraire. Puis un État avec ses lois donne poids à ce bout de papier, lui maintient une autorité dans la durée. Peu à peu l’abstraction s’installe comme une évidence. Il y a ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Le hack consiste alors à subvertir le bout de papier.

Dans cette civilisation pastorale, l’art des puissants est associé au sol. C’est le règne du land art. Pyramides. Temples. Cathédrales. Sculptures. Fresques. Les arts ancrés prédominent par rapport à ceux plus mobiles comme la peinture sur toile qui ne se popularise qu’avec la Renaissance.

À cette occasion, deux nouvelles classes apparaissent. D’un côté, les capitalistes, qui détiennent l’outil de production, de l’autre, les ouvriers qui utilisent cet outil et sont rémunérés en échange.

L’outil de production n’est plus attaché à la terre. Il peut être dans une certaine mesure déplacé et reconstruit ailleurs. L’art des puissants suit alors le même mouvement. Il devient un produit échangeable.

Pour construire les machines des capitalistes, il faut des idées, des informations structurées. Des hackers déposent alors des brevets, mettant leur création entre les mains des capitalistes qui les exploitent.

Peu à peu les hackers deviennent de plus en plus nombreux, ils forment une nouvelle classe. Les capitalistes se découvrent un nouveau métier : ils deviennent diffuseur d’information. Ils forment à leur tour une nouvelle classe dominante : les vectorialistes comme les appelle Wark. Ils rétribuent les hackers comme les capitalistes rétribuent les ouvriers.

Mais tout explose. Grâce à internet chacun des hackers peut aussi devenir un diffuseur. Les classes antagonistes s’effacent. L’outil de diffusion est potentiellement à la portée de tous. Dans cette société où tout le monde devient vecteur, l’information ne peut plus devenir propriété.

Techniquement, elle est copiable à l’infini, piratable qu’on le veuille ou non, justement parce que le hacker peut toujours créer de nouveaux hacks. Il faudra donc renoncer à monnayer l’information.

Nous en sommes déjà à ce stade sur internet. Nous diffusons gratuitement, ajoutant éventuellement à nos diffusions des publicités pour financer notre travail d’auteur. Ce système de publicité survivra tant que nous aurons besoin d’acheter des biens non-piratables. La nourriture par exemple.

L’information étant de nature qualitative et non quantifiable, il est d’ailleurs impossible de lui attribuer une valeur d’échange. Aujourd’hui c’est encore possible parce que la classe vectorialiste maintient une certaine rareté de l’offre et crée artificiellement de la valeur autour de certaines informations. Dans un monde de hackers/vecteurs, l’information ne pourra être que gratuite.

Ce monde sera dominé par les qualités et non les quantités. Dans ce monde, l’échange et le don seront favorisés. Les vieilles abstractions du droit du sol, puis du droit à l’outil, puis du droit de diffuser voleront en éclat. Nous vivrons dans un monde libre.

Quelle place y aura l’artiste ? Il pourra s’attacher aux formes anciennes, celles propres aux classes pastorales ou capitalistes, ou s’attacher à de nouvelles formes propres à la classe des hackers/vecteurs, autant dire des connecteurs.

S’il refuse de servir les vieilles classes, il agira dans le domaine du reproductible et le fruit de ses œuvres ne sera pas monnayable. Il proposera des formes anciennes qui ont réussi à être vectorisée, la musique par exemple, et des formes nouvelles qui n’ont même pas encore le statut d’œuvre.

Je suis avant tout curieux de ces formes encore incertaines. J’imagine qu’elles ne contiendront pas uniquement des données brutes, des échantillons comme dans le cas de la musique.

Internet n’est pas seulement un média : un diffuseur d’information. Il permet aussi de diffuser des applications (comme nous le montre Facebook).

En diffusant les données et des codes pour les manipuler, de nouvelles possibilités créatives apparaissent. Nous avons face à nous un immense champ vierge. Voilà pourquoi je pense qu’il faut être hacker au sens bidouilleur pour être un artiste réellement contemporain.