Les inconvénients de ne pas posséder de boule de cristal sont sans doute innombrables mais je m’en moque car je suis persuadé que nous ne pouvons pas prévoir notre avenir, ni individuel, ni collectif. J’ai même de plus en plus tendance à me méfier de ceux qui nous dépeignent l’avenir. Quelques raisons.

  1. Si un gouvernant connaissait l’avenir, il pourrait, au nom de cet avenir, nous commander de faire telle ou telle chose. Par exemple, parce que cet avenir serait désastreux, il pourrait nous imposer une politique de rigueur, voire une tyrannie. De nombreux auteurs de SF ont traité de ce thème jusqu’à imaginer l’incarcération des criminels avant qu’ils ne commettent leur crime (Minority Report de Philip K. Dick). Toute connaissance de l’avenir est susceptible de modifier cet avenir ce qui suffit à expliquer pourquoi l’avenir est imprévisible.
  2. Même si l’avenir est imprévisible, même s’ils le savent, les gouvernants ont intérêt de nous faire croire qu’il est prévisible. Ils peuvent ainsi inventer l’avenir qu’ils souhaitent, ou plutôt qu’ils ne souhaitent pas, et nous commander d’agir pour l’éviter. Ils utilisent ainsi un prétexte pour se jouer de nous. Par exemple, en annonçant des taux de croissance fantaisistes, ils justifient des mesures encore plus fantaisistes.
  3. Si connaître l’avenir peut être une façon de nous forcer à agir, cette connaissance factice peut servir à nous paralyser. Par exemple, en annonçant de réels bouleversements climatiques à l’horizon 2050, on évite les paniques aujourd’hui et on retarde les mesures qui nous permettraient de régler les problèmes déjà avérés.
  4. Les autocrates savent que nous n’acceptons pas longtemps les ordres arbitraires. Nous nous révoltons vite contre eux. Ils cherchent alors des raisons supérieures pour assoir leur autorité. Longtemps Dieu leur servit de béquille, maintenant ils invoquent les futurologues. Ils ont besoin d’un avenir écrit pour exercer leur autorité et la rationaliser. Jules César ne fut ni le premier ni le dernier à fréquenter les devins (cf Astérix). Nous vivons dans un monde où nos dirigeants nous mentent au nom de leur connaissance du futur.
  5. Sans invoquer les gouvernants, le moindre oracle est suspect. Par exemple, Kurzweil annonce que vers 2045 nous pourrons quasiment devenir immortels. En conséquence, il nous faut tenir jusque là et Kurzweil nous vent des potions magiques pour tenir. Sans ses prévisions, son business serait peut-être moins rentable.
  6. Maintenant, si l’avenir est inconnu, si nous acceptons ce fait, aucun gouvernant ne peut l’invoquer pour justifier de nous pousser dans une direction ou dans une autre. S’il le fait, nous savons qu’il nous impose son autorité. Nous ne pouvons être libres que dans un monde sans avenir écrit (que cette écriture soit d’origine fantasmagorique, mystique ou pseudo-scientifique ne change rien). Nous ne nous libérerons des autocrates qu’une fois que nous aurons admis que l’avenir est définitivement imprévisible, qu’il est aujourd’hui plus imprévisible que jamais à cause de la complexification croissante de nos sociétés.
  7. Avant d’agir, par exemple de lancer une entreprise, il ne sert à rien de tergiverser pendant des mois et de tenter d’appliquer une pensée rationnelle sur un objet insaisissable, l’avenir imprévisible. Il faut obéir à son intuition, à ses amis, à ses partenaires, il faut tenter sa chance.
  8. Je trouve tout simplement plus excitant de vivre dans un monde riches en surprises que dans un monde qui suivrait des rails aux aiguillages identifiés. Nicolas Taleb explique que les gens qui réussissent en affaires n’ont pas prédit l’avenir mais ont simplement eu de la chance par rapport à ceux, beaucoup plus nombreux, qui n’ont pas eu de chance. C’est dur à accepter mais il n’existe pas de martingale pour mener sa vie.
  9. À trop s’intéresser à l’avenir écrit par les oracles, on ne songe qu’à lui, qu’à son avènement et on rate à coup sûr le véritable avenir qui est en train de se construire aujourd’hui.
  10. Nous n’avons pas besoin d’oracles pour rêver, pour croire à nos rêves, pour vivre comme s’ils allaient se réaliser. Nous n’avons pas besoin de repères factices. Nous pouvons avancer lucidement vers l’inconnu, toujours prêts à sursauter de surprise, comme un enfant qui découvre le monde. Dans ce monde, il y a de la place pour la liberté.