J’ai écrit en 1995 et 1998 un essai intitulé Ne rien faire sans fainéanter. À cette époque, j’ai croisé un philosophe auquel j’ai fait lire un extrait de ce texte. Il m’a reproché mes citations, celles de certains penseurs douteux, Michel Onfray par exemple. Si je recroisais ce philosophe aujourd’hui, je ne sais pas s’il oserait s’attaquer à notre philosophe super star.

Si j’ai donc lu Onfray il y a une dizaine d’années, parce que je m’intéressais comme lui au hapax existentiel, j’ai pratiquement cessé de le faire par la suite. Je suis parti vivre à Londres, j’ai perdu l’habitude le lire la presse française comme de regarder la télévision et j’ai manqué l’ascension médiatique d’Onfray.

Depuis que j’ai ouvert ce blog, des commentateurs me renvoient souvent à lui, me disent que ma pensée s’approche de la sienne, je viens donc de lire La puissance d’exister, résumé de ses 30 livres précédents. J’y retrouve sans surprise l’auteur que je connaissais : hédoniste, pragmatique, matérialiste, empiriste, épicurien, cynique… ennemi de l’essentialisme. Nous nous retrouvons en effet. Tous les connecteurs tels que je les ai décrits devraient se reconnaître dans ce portrait.

Par ailleurs, Onfray défend la philosophie comme pensée totalisante. Il croit que nous pouvons encore concevoir des systèmes, des systèmes applicables et susceptibles de changer nos vies. Je défends aussi cette idée, je crois que l’engagement politique n’a aucun sens s’il ne s’appuie pas sur une pensée forte. Ainsi je combats ce que j’appelle le melting-pot politique qui consiste à collectionner les mesures incohérentes. Et j’essaie, sur ce blog et dans mes livres, de montrer que nous pouvons mener des vies cohérentes, en accord avec une pensée de la connexion.

Lors de la campagne présidentielle 2007, je n’ai pas été surpris de voir Onfray rejoindre l’équipe de José Bové. D’une certaine manière, les alters s’appuient sur une nouvelle idéologie. Je n’ai en revanche pas compris pourquoi Onfray défendait les idées de gauche car la gauche, pour moi, est tout aussi essentialiste que la droite. Elle présuppose un bien idéal, un ordre idéal, une égalité idéale, un revenu idéal… Ainsi tous les mouvements de gauche qui ont atteint le pouvoir, socialistes ou communistes, ont renforcé les instances centrales, dans l’espoir de créer une réalité supérieure, réalité qui contredit tant la réalité pragmatique que la faillite est toujours au rendez-vous.

J’avoue que je ne connais pas le discours d’Onfray à ce sujet. Beaucoup d’alters libertaires rejettent la gauche comme la droite, ils sont en avant. Bové lui reste le cul entre deux chaises, entre la gauche et la nouvelle politique, cette politique alter que j’appelle des connecteurs et dont il a une conscience intuitive mais sans cesse brouillée par de vieux préjugés de gauche. Bové et Bayrou se ressemblent, ils sont incapables de choisir leur camp même s’ils hésitent entre des camps différents.

Onfray cite Chamfort :

Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà toute morale.

Dans Le peuple des connecteurs, quand j’ai formulé les trois règles de liberté, suffisantes pour maintenir une société auto-organisée, je n’ai fais que paraphraser Chamfort. S’il n’y a pas de jouir, à quoi bon ? Se connecter, c’est jouir. Par cette jouissance, nous renforçons notre réseau social, nous lui donnons une structure adaptée à la complexité que nous avons introduite dans nos vies et dans le monde.

Onfray parle de cette complexité de façon détournée comme s’il ne l’avait pas identifiée. Je le trouve souvent ancré dans le vieux monde essentialiste qu’il dénonce (on me fait souvent le même reproche). Autant il me séduit quand il parle de l’histoire de la philosophie, autant il me fatigue avec ses discussions sur l’éros, l’art de la sexualité, ces chimères rabâchées au long du XXe siècle. Baisons et pensons à autre chose, baisons et passons à autre chose. Onfray nous fait la morale, ce faisant il nous impose un idéal sexuel alors qu’il combat les idéaux platoniciens.

Une fois que j’ai découvert un endroit qui me plait, un restaurant par exemple ou une ville, j’aime y revenir jusqu’à l’épuiser. J’ai des amis plus versatiles qui veulent toujours essayer autre chose. Nous différons, c’est tout et c’est bien. Je ne suis pas fidèle à cause du modèle judéo-chrétien mais parce que j’aime le confort que procure l’habitude. La fidélité pour moi est un hédonisme. Je montre en revanche une inconstance inverse vis-à-vis de mes passions intellectuelles ou artistiques. Chacun son rythme. Nous ne pouvons pas être sans cesse sur tous les fronts.

Onfray s’attaque à l’art contemporain, avec force, avec justesse, il le remet à sa place et en tire des conclusions sur notre époque. Mais il se trompe car il s’attaque à l’art du XXe siècle encore mimé au XXIe. Il néglige l’art d’aujourd’hui qui, comme je le dis souvent, n’est pas là où l’establishment le cherche, dans les galeries ou les musées. Notre art n’est pas conceptuel, c’est-à-dire idéal, il est matériel : BD, architecture, jeux vidéo…

Non, Michel, nous ne vivons pas un temps du fugace, de l’éphémère, de modes changeantes et d’œuvres brèves. Comme si l’architecture si vivante aujourd’hui n’était pas là pour durer ? Tout cet art bref dont les médias se gargarisent participe à la société des spectacles, point barre. L’art durable se forge en ce moment même, il s’installe pour durer tout au long d’une nouvelle époque de l’homme.

J’aime donc Onfray historien et je regrette qu’il ne soit pas plus philosophe, mieux défenseur d’un nouveau système dont il nous dit pourtant que l’avènement est aujourd’hui possible. Il fait un pas vers le transhumanisme sans y plonger, il fait un pas vers la politique hédoniste tout en restant simplement antilibéral. Il marche dans la bonne direction mais avec une trop grande prudence.

Depuis Mai 68, aucune nouvelle valeur n’a vu le jour, écrit Onfray.

Je ne suis bien sûr pas de cet avis. Mai 68 annonça la fin des hiérarchies sans réellement les mettre à terre. La société horizontale n’est mise à l’œuvre qu’aujourd’hui car nous disposons des outils pour la mettre en œuvre. La campagne électorale de Bové fut d’ailleurs un parfait exemple d’auto-organisation et de foutoir créatif. Pour moi, le réseau devient une valeur comme je cherche à le montrer dans Le peuple des connecteurs. L’interdépendance, ces liens qui nous unissent les uns les autres, devient notre morale. Non, nous ne vivons pas une époque crépusculaire, mais une époque qui entre dans la lumière, une époque matinale et jeune, une époque naissante.

La politique se ressourcera non pas en créant de grands systèmes inapplicables, mais en fabriquant de petits dispositifs redoutables comme un grain de sable dans le rouage d’une machine perfectionnée, écrit Onfray. Fin de l’histoire immodeste, avènement de l’histoire modeste, mais efficace. […] La révolution s’effectue autour de soi, à partir de soi, en intégrant des individus choisis pour participer à ces expériences fraternelles.

Nous sommes bien sûr d’accord même si je ne parlerais pas de grains de sable mais au contraire d’extraordinaires lubrifiants. Onfray reformule le penser global, agir local. Il préconise la méthode de l’essai et de l’erreur et sa généralisation par auto-organisation. Il n’emploie pas le langage scientifique qui est le mien, ce qui sans doute l’empêche de penser le système qui explique la nécessité de la pluralité des systèmes individuels.

Sa position est idéologique, la mienne est plus utilitariste. Ce qui me rassure, comme très souvent, c’est que des hommes d’horizons divers pensent dans la même direction. Je me demande juste si nous saurons créer un mouvement de grande ampleur, si justement nos initiatives individuelles finiront par se rencontrer et faire boule de neige. Nous disposons de toutes les briques pour penser et construire un autre monde.