Tout ce que j’écris dans le domaine politique présuppose une chose : la complexité ne se contrôle pas. J’espère expliquer plus ou moins bien pourquoi dans Le peuple des connecteurs, j’espère que la seconde édition sera plus claire à ce sujet.

Si la complexité se contrôle, il n’y a pas de place pour un cinquième pouvoir, pas de place pour une société de connecteurs, pas de place pour un monde libre. Un tel monde n’a jamais vraiment existé à ce jour parce que la complexité, faute d’outils d’interconnexion point-à-point, n’avait pas atteint le seuil qui empêche toute forme de contrôle. La complexité était bien sûr présente mais elle laissait se maintenir des poches de contrôlabilité exploitées abondamment par les dictateurs, puis par le système productiviste. Ils usent aujourd’hui de ces poches jusqu’à la corde.

Mais dès que la complexité atteint un seuil de toute évidence franchi depuis longtemps dans nos sociétés, les théories conspirationnistes ne peuvent avoir de fondement. Pour qu’une conspiration soit possible, il faudrait maîtriser de trop nombreuses boucles de feedback, il faudrait faire taire trop de gens, avoir trop de chance. Une conspiration, telle que les imaginent les affabulateurs a posteriori, est tout simplement impossible à imaginer a priori.

Il est certes possible de rêver des coups fabuleux mais ce n’est pas pour cette raison qu’ils se réaliseront tels qu’ils ont été rêvés. Tous ceux qui ont lancé des business le savent. Seules les idées simples peuvent être mises en œuvre (et tant bien même elles nous échappent encore). Pour agir, nous ne connaissons rien de plus efficace que la méthode de l’essai et de l’erreur. Elle peut avoir des conséquences stupéfiantes, comme dans le cas de l’évolution biologique, mais jamais prévisibles, jamais contrôlables.

Personne de sérieux n’accuse l’évolution d’être une conspiration, sauf quelques auteurs de science-fiction. Que des coups de billard improbables aboutissent à des télescopages miraculeux, c’est le propre d’un système complexe, tout ou presque y est possible. Et comme le disait Borges « En un temps infini, tout arrive à tout homme. »

On ne peut pas d’un côté vouloir l’émergence d’un cinquième pouvoir, de l’autre croire aux conspirations. Il y a pour moi une contradiction insoutenable entre les deux perspectives. Plus les puissants perdent le contrôle des individus, moins il y a de place pour les conspirations.

Les conspirationnistes, ces puissants maîtres du monde, ont beaucoup mieux à faire que de jouer au billard à cinquante bandes. Ils réduisent déjà nos libertés pour reprendre le contrôle de nos vies. Au nom de la menace terroriste, au nom de notre survie, ils nous assujettiront pour se donner eux-mêmes une chance de survivre. Mais nous pouvons vivre sans eux, il leur suffirait de l’admettre pour régler un énorme problème dans le monde.

Je crois qu’ils ne l’admettront pas, ils seront forcés de le faire. Le monde est lancé sur la voie technologique. Renoncer à la technologie pour les puissants est suicidaire. Malheureusement pour eux la technologie démultiplie aussi le pouvoir des individus, donc le pouvoir de libération… Tout cela n’est pas joyeux : un nouveau type de conflit se dessine.

Comme je le disais à Henri dans un commentaire, les mesures liberticides sont logiques du point de vue d’une structure centralisée. Les États centralisés existent, sous-prétexte qu’ils nous protègent, dans le but de nous contrôler (nos impôts, nos mouvements, nos activités…). Mais il y a déjà longtemps qu’ils ne nous protègent plus de la misère et maintenant ils deviennent incapables de nous protéger des terroristes.

Pour survivre, les États centralisés doivent par tous les moyens rétablir leur contrôle. Si cette pente se confirme, les tentations dictatoriales devraient se multiplier. Pas besoin de conspiration. Quand un puissant veut plus de puissance, il la prend. Ça commence déjà comme ça dans les cours de récréation.

Ne cherchons pas à compliquer l’univers plus qu’il ne l’est. À force de chercher la petite bête, nous allons oublier de voir l’éléphant qui fonce sur nous.