Avant de commencer ma lecture de L’empire du Moindre mal de Michéa, je voudrais revenir sur l’idée de progrès. Je n’imagine pas vivre dans une société humaine privée de progrès. Mais encore faut-il s’entendre sur le sens de ce mot.

Les libéraux, et les capitalistes de manière générale, tentent souvent de mesurer le progrès à l’aide du taux de croissance. Ce progrès économique ne me paraît pas indispensable, je crois même qu’il est de moins en moins souhaitable car il passe sous silence les progrès sociaux, culturels, spirituels…

Par progrès, on entend souvent évolution positive. Mais qu’est-ce qui est positif ? Il est impossible de le définir dans l’absolu. Le progrès positif est nécessairement idéologique. Les libéraux peuvent alors souhaiter un progrès positif fort différent des socialistes. En revanche, les uns et les autres ne peuvent pas nier l’existence du progrès comme force de changement. Quand je pense progrès, je pense processus, je pense transformation, métamorphose, évolution…

Mais tout changement n’est pas un progrès. Passer de la paix à guerre n’est pas un progrès car cette transition est vieille comme le monde. Progresser, c’est parcourir une transition inédite. Ainsi le vivant progresse sur un chemin qu’il ouvre en même temps qu’il le parcourt. Progresser, c’est cheminer sur une voie dont personne ne peut voir la suite. C’est comme lire un texte pour la première fois. Je progresse dans ma lecture de Michéa.

Est-il maintenant possible de figer le progrès et de nous maintenir dans une stase éternelle ? Je ne le pense pas car rien ne peut empêcher les combinaisons hasardeuses d’inventer de nouvelles formes biologiques, sociales, culturelles, technologiques… Le progrès ne me semble donc pas un objectif politique mais un état de fait.

Ce progrès n’est ni bon ni mauvais a priori car il nous amène vers l’inconnu. Il peut donc a posteriori être mauvais, neutre ou bon. Il peut même être mauvais pour les uns et bon pour les autres, ce qui est le plus souvent le cas.

La politique ne consiste donc pas à provoquer le progrès mais à le gérer au fur et à mesure qu’il se développe. Nous pouvons par exemple tenter d’en limiter les effets négatifs. Pour cela nous devons encore une fois progresser. Ainsi j’ai pu écrire que pour obtenir mieux que ce que nous avons, nous devions risquer d’avoir moins bien. Cette position peut sembler libérale alors que pour moi elle est purement logique.

Que nous le voulions où non, nous nous trouvons dans une position à risque du fait même de l’existence du progrès (ou même de l’entropie). Décider de ne pas prendre de risque, de conforter les acquis à tout prix, est impossible. En ne prenant pas de risque, nous n’empêchons pas les changements qui se produisent de toute façon. Si nous tentons de les nier, nous oublions de nous préparer à leur survenue.

Prendre des risques, c’est accepter le hasard et ses impondérables. C’est un état d’esprit qui me rappelle celui des stoïciens antiques tout en le prenant à contre-pied. Ils croyaient au destin, ils croyaient que l’avenir était écrit et qu’ils n’avaient aucune liberté. Tout ce qu’ils pouvaient faire était accepter cette fatalité et être en accord avec eux-mêmes. Pour eux, ceux qui refusaient la fatalité ne pouvaient qu’être malheureux.

Je pense qu’il faut imiter les stoïciens mais en partant du point de vue opposé : l’avenir n’est pas écrit. Soit nous acceptons les imprévus et nous habituons à vivre une existence à risques, soit nous souffrons car les imprévus nous atteignent tout de même, et avec autant de force que si nous avions pris des risques. En d’autres mots, que nous le voulions ou non, nous prenons des risques.

Le progrès, et la nécessité de l’affronter, n’est donc pas un concept libéral ou capitaliste, c’est un fait auquel nous devons donner des réponses.

De manière caricaturale, la gauche tente de palier les mauvais coups du hasard par le recours à l’État, sorte de superstructure dont la grande inertie lui permet de traverser toutes les tempêtes. Croire que l’État a cette capacité est une illusion. Les États peuvent s’effondrer comme des châteaux de cartes. Leur grande inertie, si souvent utile, s’avère désastreuse en temps de changements extrêmes.

La droite, dans une approche par trop darwinienne, suppose que chacun doit s’en tirer seul. Tu bosses et tu t’en sors ; tu glandes et tu crèves. Nouvelle illusion. Les impondérables sont aveugles. Ils peuvent frapper n’importe qui, même le plus diligents des hommes.

Sauf les libéraux extrémistes, tout le monde admet les limites de cette seconde approche et invoque l’État comme remède. Entre la droite et la gauche, nous en sommes donc à définir des dosages d’États. Dans Le peuple des connecteurs et Le cinquième pouvoir, j’esquisse une troisième voie : le réseau comme sécurité sociale 2.0. L’auto-organisation permet de s’affranchir de l’État tout en répondant aux objectifs sociaux.

Je suis donc pour le progrès parce que je veux que nous apprenions à mieux le gérer. Ce serait déjà un merveilleux progrès. Cette quête ne peut avoir de fin.

Notes

  1. La décroissance économique serait un progrès par rapport au progrès économique qui n’est plus un progrès puisqu’il dure depuis pas mal de temps. Mais rien ne nous empêche de poursuivre un développement économique en prenant en compte les critères de durabilité. Nous inventerons alors un nouveau progrès économique.
  2. L’homme a été un progrès dans l’histoire du vivant. Pour survivre, il devra progresser… c’est-à-dire se métamorphoser.
  3. Je n’accepte pas la maladie. Toute médication efficace est pour moi un progrès positif du moment qu’elle aide à mieux vivre. Une médication ne doit pas simplement viser à sauver la vie mais à maintenir la vie dans son plus bel état. Quand j’ai mal à la tête et que, après une aspirine, je n’ai plus mal, je me félicite du progrès. Si demain des traitements nous aident à vivre plus longtemps et au mieux de notre forme, je m’en féliciterai aussi car j’estime que l’expérience de vivre est en elle-même une progression sur un chemin inédit.
  4. Si j’étais capable de connecter plus de faits dans mon cerveau, j’éprouverais plus de plaisir (car connecter des faits me fait plaisir). Si nous avions cette capacité, notre créativité serait démultipliée. Je crois qu’internet externalise cette fonctionnalité. Je suis pour un tel progrès.
  5. Je rêve ainsi de beaucoup de progrès (techniques, spirituels, politiques…). J’ai découvert nombre d’entre eux dans les livres de science-fiction. Je crois que nous avons la puissance de réaliser nos rêves. Je crois que la science-fiction est le champ littéraire majeur depuis le milieu du XXe siècle. Je me demande parfois pourquoi je n’en écrit pas… mais Le peuple des connecteurs ou Le cinquième pouvoir ne sont-ils pas des livres de SF ?
  6. Dans toutes les machines mécaniques (voiture, lave vaisselle, pompe…), il existe des suspensions et des joints. La souplesse est la meilleure façon de résister aux chocs. Dans nos vies, nous ne pouvons pas tout sécuriser. Nous devons maintenir des zones de flottements. J’ai l’illusion qu’elles absorbent les aléas. Pour ma part, je prends des risques dans le travail en espérant sécuriser les autres pans de ma vie. Je sais malheureusement que je ne peux avoir de garantie.
  7. En temps de crise, le repli sur soi est une tentation naturelle. Nous autres êtres de chair ne sommes pas les seules victimes de cette maladie. Moins les États assument leur fonction première, celle à mes yeux de suspension, d’absorbeurs des aléas, plus ils se recroquevillent et en reviennent à leurs fondement, le modèle royaliste dont ils sont issus. Ainsi, alors que l’État moderne apparaissait comme une dépersonnalisation du pouvoir royal, il est en train de se repersonnaliser, en France avec Sarkozy mais dans les autres démocraties aussi. C’est un signe avant-coureur de la décadence du modèle étatique. Nous devons de toute urgence lui trouver un remplaçant.