Je ne suis pas le seul promoteur de la networked civilisation comme Stan veut essayer de le faire croire. S’il existe un endroit au monde où elle est pensée et construite aujourd’hui c’est bien à Sandford, et dans ses environs, notamment en poussant vers Santa Fe. Quand, comme Stan, on a la chance d’étudier là-bas, on a la chance de ne pas étudier au sens où je l’entends, c’est-à-dire de pouvoir papillonner entre tous les penseurs contemporains, de les butiner, de se construire sa propre vision du monde.

Stan tu es le fruit des grandes écoles françaises. Il t’est difficile de me répondre autrement que comme tu le fais après les études que tu as effectuées. Quand on est centralien, polytechnicien ou un truc de genre, le plus souvent on a renoncé très jeune a sa liberté pour devenir un agent du système centralisé. Durant ses années de pure créativité, on a déjà commencé par bosser comme un chien pour stocker des données créées par d’autres, ce qui me paraît un non-sens qui a lui seul peut miner une destinée (alors plus tard on s’acharne pour préserver ce stock, d’autant plus quand on devient PDG d’une grande boîte ou émissaire du G8).

Que ce système centralisé dont tu es un fleuron existe et soit partout, c’est donc un truisme que personne ne met en doute. Ici et dans mes livres, je parle d’une autre possibilité et pas de ce qui est. Je parle toujours de vers où on pourrait aller, vers où j’aimerais qu’on aille. D’une société où tu ne serais pas en haut sous prétexte que tu as fait une grande école, par exemple.

Ta critique se résume à cette éternelle discussion terminologique que nous avons sans cesse ici (et qui oppose toujours les tenants d’une autorité supérieure et les autres). Qu’est-ce que nous mettons sous les mots ? Par exemple, j’ai cent fois dit qu’une structure en réseau était hiérarchisée (et aussi qu’une hiérarchie pouvait être en réseau… en étoile par exemple). Il suffit d’analyser les nœuds d’un réseau distribué en comptant le nombre de liaisons vers d’autres nœuds. Ainsi on recrée une hiérarchie de ce point de vue. D’une certaine façon, même l’évolution est hiérarchisée puisqu’elle utilise des formes qu’elle a déjà créées pour en créer d’autres. Mais c’est une hiérarchie sans autorité supérieure, sans centre, sans sommet.

Ainsi j’utilise hiérarchique toujours dans le sens d’autorité hiérarchique (et non de structure car tout est plus ou moins structuré… sauf le hasard pur par définition). Je me bas d’ailleurs pour dire qu’une société non hiérarchique n’est pas déstructurée, elle produit simplement une nouvelle structure. Quand je pense hiérarchie, je pense à une société où les employés ont des chefs, les chefs d’autres chefs et ainsi de suite jusqu’à atteindre Dieu. Ce monde là me déplait et nous pouvons en inventer un autre (même si cela déplait aux chefs et qu’ils se battront pour préserver leurs privilèges ou ceux dont ils rêvent de bénéficier un jour).

En informatique, tu as la possibilité de créer des systèmes qui fonctionnent avec une telle hiérarchie autoritaire et tu as aussi la possibilité de créer des systèmes indépendants qui interagissent. Nous avons deux voies qui peuvent être antagonistes mais qui peuvent être aussi combinées.

Que Linus Torvalds valide chaque brique de Linux ou que Wikipedia se dote d’une autorité centrale ne prouve pas qu’on ne puisse pas se passer de ces autorités. Simplement nous avons la preuve de la force du système autoritaire qui tend à tout reprendre dans son giron. J’ai ici même souvent critiqué l’excès de centralisation qui se développe sur le web, ce qui me déplait, car je rêve d’un excès contraire.

Le rêve est au cœur de tout ce que j’écris. Je rêve d’une autre société et je discute de sa possibilité. D’autres hommes la rêvent. Ils cherchent à outrepasser les nœuds centralisateurs que tu cites dans ton commentaire. Bien sûr que la bataille n’est pas gagnée mais elle n’est en tout cas loin d’être perdue comme tu le prétends.

Tu énonces un postulat pour démontrer la nécessité d’une forme de hiérarchie :

Il est nécessaire de distinguer la possibilité de communiquer avec la nécessité inhérente à toute communication d’être préalablement mis en relation ou plus précisément d’être capable de nommer son interlocuteur.

Note qu’une telle hiérarchie, alors de type structurelle, n’a pas besoin d’être autoritaire. Il peut exister des dizaines de système de nommages concurrentiels. Ils peuvent même être distribués, dédupliqués en des millions de sites.

Et quant à l’obligation de nommer un interlocuteur je ne vois pas ce qu’elle a de nécessaire (en tout cas dans la vie… et c’est la vie qui au final m’intéresse). Si dans une foule, je tombe nez-à-nez avec quelqu’un que je ne connais pas et que nous allions discuter en terrasse de café, je n’ai eu besoin d’aucun système de nommage, nous pouvons même nous quitter sans nous être présenté, et nous avons pourtant communiqué.

Si nous nous présentons, chacun de nous stocke l’identité de l’autre et nous n’avons toujours pas besoin d’autre chose. Nous n’avons pas besoin d’un tiers pour tenir la chandelle. Bien sûr nous pouvons échanger nos adresses, nos téléphones, nos emails… nous recourront alors à des tiers mais, imagine que nous vivions dans une forêt, nous pouvons dire que nous habitons près du grand arbre sur la colline. Le tiers ne me paraît pas obligatoire… même si je conçois qu’il facilite (les Japonais utilisent d’ailleurs dans leur rue un système d’adressage relatif qui évite le recours à un tiers universel). Ok, les tiers facilitent la vie mais alors multiplions-les, éclatons-les, faisons en sorte qu’ils ne nous emprisonnent pas.

Multiplier les hiérarchies concurrentes, laisser la liberté aux gens de passer de l’une à l’autre, c’est aboutir à un système de fait non hiérarchique.

Tu parles des experts et de la nécessité de les mettre en relation avec le cadre de la networked civilisation. Mais quels experts ? Ceux de la société hiérarchique autoritaire ? Mais ils ne sont experts de rien du tout dans la nouvelle civilisation puisqu’ils tirent leur CV de l’ancienne. Dans la société en réseau, cette société ouverte, l’expert se forme quand on a besoin de lui et il se dissout après. Un bon exemple de ce phénomène est l’émergence d’Étienne Chouard durant le référendum européen (rassurez-vous Étienne existe toujours et il est plus pugnace que jamais). Un diplôme ne te rend expert de rien du tout.

Ta conclusion résume sans doute notre opposition :

J’invite tout le monde à arrêter de prêcher le faux pour « chercher » le vrai. Il est certain que notre système politique en France a de grandes faiblesses, mais je pense qu’il est aussi illusoire de croire que nous pourrions vivre sans « système ».

L’absence de hiérarchie autoritaire (à l’avenir je virerai ce qualificatif comme à mon habitude), ne nous plongerait pas dans l’anarchie, une absence de système comme tu le sous-entends mais dans un autre système. Il nous aidera peut-être à résoudre certains problèmes que le système hiérarchique ne sait pas résoudre (je ne vais pas refaire la liste des problèmes… les enfants s’éveillent de la sieste).

Je suis un antiessentialiste. Il ne me viendrait donc pas à l’idée de chercher le vrai. Je cherche juste à vivre dans un monde qui me plait. Comme Popper l’a montré, notre seule option est de montrer qu’une chose est fausse, au moins partiellement. Laissons la vérité aux dieux.

Le système hiérarchique me paraît se heurter aujourd’hui à de nombreux obstacles, ceux de la complexité notamment. Nous essayons de lui imaginer une alternative au cas où il ne s’en sortirait pas (ce qui d’ailleurs ne nous déplairait pas).

En renversant le sous titre du peuple des connecteurs, tu résumes une philosophie à l’opposé de la mienne :

Il est idiot de ne pas obéir, de ne pas voter, de ne pas légiférer, de ne pas étudier, de ne pas promettre, de ne pas manifester, de ne pas travailler, ne pas rationaliser, et enfin, de ne pas croire !

Les seuls hommes que j’apprécie sont ceux qui n’ont jamais obéi aux règles imposées par les autres et qui n’ont jamais cru qu’en eux et dans leurs semblables. Tous ceux qui se raccrochent à une autorité supérieure m’ennuient et font beaucoup de mal à l’humanité.