À l’occasion des dix ans Rézonance, le journaliste Suisse Pierre Comon m’a posé quelques questions. Voici son papier publié la semainde dernière dans l’hebdo Entreprise romande.
Quand on lui fait remarquer que son éditeur le présente comme un « spécialiste international des nouvelles technologies », Thierry Crouzet s’exclame : « ça ne veut rien dire! Il avait simplement besoin de me ranger dans une case, mais je ne suis spécialiste de rien du tout ! Ce que je fais, c’est prendre des éléments dans des domaines séparés et les connecter, faire des liens. Je suis un connecteur ».
Le peuple des connecteurs, c’est d’ailleurs le titre de l’un de ses deux ouvrages phares, avec Le cinquième pouvoir. Il y décrit l’avènement d’une nouvelle société, rendue possible par les nouvelles technologies. Il présentera ses idées lors du 10e anniversaire de Rezonance.
Votre intervention s’intitule : « Une brève histoire de l’informatique: technologie, philosophie et politique ». Qu’a l’informatique à voir avec la politique ?
Beaucoup de choses ! Aujourd’hui, Internet nous fait entrer dans l’âge de la complexité. Ce nouvel âge ne fonctionne plus comme notre ancien monde pyramidal, avec des hiérarchies, mais avec des réseaux. Du moment que l’on construit un autre monde, cela a un impact politique et suscite des questions philosophiques. Ce nouveau monde existe déjà. Quand on fait la cartographie des réseaux sociaux, on ne tombe pas sur des pyramides, mais sur des réseaux. Les hiérarchies n’existent que dans nos têtes. Nous vivons avec un modèle pyramidal qui n’existe plus, la société a déjà changé.
Pouvez-vous donner un exemple concret ?
Prenez le référendum sur la constitution européenne, en France. Le système traditionnel d’information est centralisé, il va des grands médias vers les citoyens (ces grands médias étaient en très large majorité favorables à la constitution, ndlr). Mais grâce à Internet, l’information a circulé autrement, en réseau, à travers les blogs. Les citoyens se sont réapproprié l’information, et le non a gagné.
On retrouve cet éclatement dans tous les domaines. Le pouvoir était auparavant centralisé et les citoyens le récupèrent. J’achète mes légumes directement à un paysan, qui fait une tournée une fois par semaine. Ses produits sont de meilleure qualité, je les paye moins cher et il en obtient un meilleur prix. Nous récupérons ainsi le pouvoir de la grande distribution. La banque Nef propose à ses clients de choisir où leur argent est placé. De la sorte, on n’est plus esclave de sa banque et on reprend le pouvoir sur son argent. Si on le choisit, on peut donc déjà vivre dans une société en réseau, dans lequel les hiérarchies n’ont plus cours.
En même temps, le pouvoir, particulièrement en France, continue à être très hiérarchisé. Comment cette contradiction va-t-elle se résoudre ?
Elle ne se résoudra pas. La société en réseau existe déjà, et de plus en plus de gens quittent la société hiérarchique pour s’y établir. A un moment donné, il y aura plus de gens dans le monde en réseau que dans l’autre, mais les politiques continueront à s’agiter pour rien : la réalité se joue déjà ailleurs.
En 450 avant Jésus-Christ, les Grecs pensaient que le monde était petit et plat. Le géographe, philosophe et mathématicien Ératosthène a montré deux siècles plus tard qu’il n’en était rien, qu’il était très vaste et sphérique et que c’était le monde grec qui était petit. A l’exception de quelques individus comme Alexandre le Grand, on a cependant continué à vivre dans un ancien monde, petit et plat, jusqu’à Christophe Colomb, qui a tout fait basculer. Les politiques, c’est pareil : ils se démènent dans un monde qui n’existe pas. Et toutes les conditions sont prêtes pour le basculement.
Mais comment des réseaux décentralisés peuvent-ils s’attaquer aux problèmes globaux, comme la crise du pétrole ?
Le pétrole, on s’en fiche. Ce dont on a besoin, c’est d’énergie. Or, actuellement, nos systèmes énergétiques sont basés sur un modèle centralisé : on produit à quelques endroits et on distribue partout. Si on renverse ce modèle et que chacun se met à produire à petite échelle, avec des panneaux solaires, des éoliennes ou de la géothermie, on résoudra en grande partie le problème. Mais il n’existe pas de solution globale. Le problème des solutions globales, c’est qu’il est strictement impossible de prédire l’avenir. Les grandes décisions sont donc dangereuses : on ne sait jamais si leurs effets ne seront pas pires que les problèmes qu’elles essaient de résoudre. Alors que si chacun agit dans son coin, cela ne va pas détruire la planète. Grâce au réseau, on va consolider ces milliards d’actions locales. Les choses fonctionneront du bas en haut, plus du haut vers le bas.