Commentaire à la suite du fil précédent.

Pourquoi ai-je un problème avec l’autorité hiérarchique ?

Parce que le plus souvent les hiérarques sont des imbéciles, même s’il leur arrive d’être intelligents. Ils font preuve d’une absence totale d’empathie pour la force collective qui circule entre nous, ce truc quelque peu spirituel que les artistes attrapent parfois. Ce qui intéresse les hiérarques, c’est le pouvoir et rien que le pouvoir et cet intérêt est écœurant. Ils ont l’insupportable prétention qu’ils peuvent aider les autres à avancer efficacement. Je déteste les manager qui sortent de leur fameux MBA.

Dans ma vie passée, je me suis dégoûté de moi-même en exerçant le pouvoir, en me voyant comme une simple bête, désireux de faire avancer les autres dans une direction qui me paraissait bonne. Mais de quel droit ? Parce que j’avais gagné ma position hiérarchique ? C’est absurde. Tu as écrasé vingt personnes qui étaient au-dessus de toi et tu dois t’en féliciter ? Car c’est ça avoir du pouvoir… et qu’on ne me raconte pas de fables sur les hommes de pouvoir humanistes. Seule une personne choisie au hasard pourrait être une autorité honnête… et encore le pouvoir la pourrirait vite.

Mais je n’ai rien contre les autorités non-hiérarchiques. Elles sont tout d’abord relatives et avant tout acceptées. Je peux dire que pour moi Wolfram ou Hesse sont des autorités mais si personne d’autre n’est de mon avis ça ne change rien. Ces autorités, on peut s’en défaire quand on veut. Elles ne nous contraignent pas, elles nous laissent libres. Nous les choisissons un temps parce qu’elles nous enrichissent et nous font progresser.

Mais il y aura toujours des hiérarchies autoritaires car c’est efficace !

Je suis fatigué de répondre à cette objection. Si tu fabriques du chocolat, tu connais le processus, tu peux ordonner à des hommes de travailler de telle ou telle façon pour produire le chocolat. C’est carré, délimité, ça marche.

Notre société résulte de ce mode de fonctionnement. Très bien. Maintenant regardez autour de vous tout ce qui ne marche pas, qui n’avance pas, qui va de mal en pis… c’est peut-être parce que notre mode de fonctionnement pyramidal est tout simplement incapable d’apporter des solutions.

C’est pour ça que je dis que nous avons besoin d’une nouvelle structure pour répondre aux problèmes complexes insolubles par l’approche pyramidale, elle-même liée au réductionnisme (le tout est la somme des parties). Quand la sommes des parties est plus grande que le tout, le pyramidal ne marche plus.

Quand quelques personnes se trouvent face à un problème simple (par opposition à complexe), elles peuvent un temps se structurer en pyramide pour résoudre le problème. Il peut exister des pyramides de circonstances. Aujourd’hui, ces structures n’ont aucune raison légitime de perdurer au-delà du point où elles ont un avantage indéniable.

Tout groupe cohérent durable se base sur une certaine hiérarchie.

J’ai cent fois aussi répondu à cette question (en parlant des Apache par exemple). Des dizaines d’exemples démontrent le contraire. Une ville regardée sur une échelle de temps de plusieurs siècles, temps adapté à son rythme de vie, ne présente aucune forme d’autorité durable. La ville résulte essentiellement d’une auto-organisation sans que son développement général soit dirigé.

Auto-organisation et émergence sont les deux concepts clés pour comprendre ces phénomènes. J’ai essayé de les présenter dans Le peuple des connecteurs.

Contrairement à ce que je lis souvent dans les commentaires, les structures en réseau ne sont pas seulement adaptées aux petites communautés. Les pyramides oui. Le réseau distribué apparaît dès qu’un seuil de complexité est franchi. Les liaisons interindividuelles se multiplient et dynamitent le modèle hiérarchique pyramidal. C’est ce que nous démontrent toutes les cartes sociales que nous traçons aujourd’hui. Mais peu de gens veulent l’admettre. Avant Christophe Colomb, ils n’admettaient pas, au fond d’eux, la sphéricité de la terre. S’il l’avait vraiment admise, ils auraient exploité cette propriété plus tôt.

Quid de la hiérarchie dans les réseaux ?

Une pyramide est un réseau en étoile. Quand je parle de réseaux, il faut toujours entendre réseau distribué et même hautement distribué.

Il existe des réseaux décentralisés qui sont ni plus ni moins des pyramides interconnectées par le cœur des différentes étoiles. C’est en gros le modèle de multipolaire que nous avons dans la tête pour notre société.

Quand on cartographie les liaisons sociales, on tombe sur des systèmes plus complexes. Les étoiles sont connectées, les grands patrons entre eux par exemple, mais les employées le sont aussi, dans une organisation et d’une organisation à l’autre. Dans ces cartes, les organigrammes officiels subsistent mais ils se noient dans une myriade de liens transversaux qui d’une certaines façon nuancent les hiérarchies et les annulent pratiquement.

Au cœur des réseaux, des clusters peuvent apparaître et perdurer. Frédéric Godart de Columbia montre que de tels clusters dominent le monde de la mode qui apparaît alors aux mains de quelques entités.

Dans un réseau, tout le monde n’est pas gentil. La prédation reste possible et elle y existe. Les privilégiés maintiennent leur position en s’efforçant de limiter les connexions transversales qui les feraient se noyer et mettraient en danger leur cluster.

Mais maintenant que nous prenons consciences de toutes ces connexions, de leurs interactions, nous pouvons lutter contre elles ou tenter de nous en affranchir en traçant de nouvelles connexions, en parasitant la structure qui veut rester centrale. D’autres centres peuvent naître et venir se coller aux anciens. Nous entrons dans une dynamique organique.

C’est à ce stade que mon côté activiste entre en jeu. En multipliant les liens, nous pouvons gangréner les clusters. Les outils 2.0 nous donnent des armes pour nouer de nouvelles connexions transversales en nous jouant des anciens clusters. On peut se créer des relations alors qu’avant, d’une certaine façon, on les héritait.

Ce monde des réseaux ne sera pas un monde plat mais plutôt hyper-sphérique et hyper-dynamique. On entre dans une nouvelle dimension où le bottom-up joue un rôle central.

Le bottom-up ne veut pas dire se mettre au service d’un chef (vision qu’aiment nos chefs) mais faire monter vers la surface. J’ai souvent discuté ce phénomène, encore lié à l’émergence et à l’auto-organisation.

Si quelques personnes décident de boycotter un produit, si elles en persuadent d’autres de faire de même, si le boycott se propage, le réseau aura pris la décision de boycotter. C’est ça le bottom-up. Personne n’a décidé. La décision, c’est l’acceptation des gens à propager une proposition.

L’initiateur du mouvement est nécessaire mais il n’a rien décidé. Beaucoup de graines sont plantées mais peu poussent. Il faut des initiateurs, des visionnaires, puis il faut que le réseau s’emparent de leurs idées et les fassent grossir. Dans ce processus, la décision est collective, l’action peut devenir globale. L’abolitionnisme s’est propagé de cette façon en Grande-Bretagne par exemple.

Je ne crois pas que nous nous dirigeons vers un âge idyllique. Simplement nous entrevoyons une possibilité pour affronter les problèmes complexes. Elle passe par un changement social majeur. Sans ce changement, nous ne nous en sortirons pas sans réduire drastiquement la complexité qui aujourd’hui croit exponentiellement.

Solution pour réduire la complexité. La dictature. La réduction de la population. La limitation des moyens de communication. La réduction des déplacements. La construction de nouvelles frontières.

Et si on laisse la complexité grossir, sans l’accompagner d’un changement structurel, le système finira par exploser comme une machine qui chauffe trop. Et ce sera le chaos.

Entre ces deux perspectives, je préfère l’auto-organisation. Je préfère que les hommes attachés au pouvoir se trouvent en incapacité d’exercer ce pouvoir qui nous met en danger car il ne peut prendre en compte l’interdépendance fille de la complexité.