Voici un extrait du peuple des connecteurs V2 pour éclairer la partie technique, seulement technique, du fil précédent. Et aussi pour dire ce que je pense, pas ce qu’on veut me faire penser.

J’ai habité quelques années à Londres, et les week-ends d’été j’explorais le Dorset, le Devon, le Wiltshire ou la vallée de la Tamise. Je roulais au hasard sur les petites routes qui montent et descendent autour des vallons parsemés de cottages. Les jardins débordaient de coquelicots, de genêts et de jasmins. Des lierres s’agrippaient aux vieux murets qui se perdaient dans les prairies éblouissantes. J’ai depuis gardé cette habitude d’errer dans la campagne anglaise.

Un soir de juin 2005, j’ai franchi le canal de l’Avon où se traînaient des péniches de promenade, je me suis garé non loin du chemin de halage et j’ai marché le long de la berge. J’ai fini par découvrir un pub avec une terrasse au bord de l’eau. Il y régnait une atmosphère paisible. Les conversations bruissaient presque en silence, ce qui me changeait du tumulte, pour moi insupportable, des pubs londoniens. Je me suis presque tout de suite senti chez moi. Après avoir commandé une tourte à la Guinness, j’ai rêvassé en suivant du regard les péniches qui venaient mouiller pour la nuit devant une série d’écluses. En feuilletant le journal local, j’ai alors compris pourquoi je me sentais si bien. Sans le savoir, j’étais entré sur les terres du plus civilisé des villages britanniques : Seend en Wiltshire, siège d’une expérience qui ne pouvait que m’enthousiasmer.

Sur les routes de la commune, les signalisations avaient été enlevées : plus de feux, plus de marquage au sol, plus de panneaux, plus de dos-d’âne. Résultat : le nombre d’accidents avait baissé de 35 %, la vitesse moyenne de 5 %. Sur le site de la BBC, j’ai plus tard retrouvé d’autres informations sur cette expérience, inspirées d’autres expériences menées aux Pays-Bas, en Allemagne et au Danemark.

— Ça rend les rues plus sûres, expliquait Ben Hamilton-Baillie , le responsable du projet. […] Ça encourage les piétons et les conducteurs à interagir en utilisant leur propre sens plutôt que d’obéir aveuglément aux règles mises en place par le gouvernement .

En réduisant les contraintes, en légiférant moins, les rues de Seend étaient devenues plus sûres. Le pouvoir avait été distribué entre les usagers plutôt que centralisé par un système de signalisation. Au lieu d’agiter la menace d’amendes et de sanctions, le conseil du comté de Wiltshire avait laissé les gens interagir et s’auto-organiser. Le bénéfice avait été immédiat.

— Pourquoi y a-t-il encore des panneaux sur les routes ?

— Les détenteurs du pouvoir central ne veulent pas admettre que la décentralisation est bénéfique, que la communication directe entre les connecteurs est profitable. Un policier veut plus de panneaux pour avoir plus de pouvoir. Un ministre de l’Intérieur veut plus de policiers pour la même raison. Reconnaître les avantages de ne pas signaliser, de ne pas pénaliser, serait pour le pouvoir reconnaître son inutilité.

Heureusement, Ben Hamilton-Baillie ne s’est pas laissé décourager. Il renouvelle depuis son expérience dans de nombreuses villes anglaises, chaque fois avec succès. Moins il signalise, plus le trafic est harmonieux. En supprimant 850 mètres de barrières à Londres le long de Kensington High Street, en supprimant la plupart des signalisations, il a réduit de 60 % le nombre de piétons blessés tout en fluidifiant la circulation.

Depuis les années 1970, à l’instigation de l’urbaniste Hans Monderman , les feux ont déjà été supprimés à de nombreux croisements des Pays-Bas et cette mesure, plutôt que d’accroître le chaos environnant, a elle aussi fluidifié le trafic. Quand les feux disparaissent, les automobilistes ne regardent plus les feux mais les autres usagers de la route, surtout si les règles de priorité ont aussi été supprimées. Comme les automobilistes doivent rester en contact visuel avec d’éventuels obstacles, ils réduisent leur vitesse. Mais comme ils ne s’arrêtent plus au feu rouge, ils gagnent du temps.

—  Dans un camping, aucune signalisation ne vous ordonne de laisser le passage, d’arrêter ou de ralentir, parce qu’il est évident que vous n’en avez pas besoin, dit Ben Hamilton-Baillie.

Les usagers de la route, laissés à eux-mêmes, dialoguent de manière non verbale les uns avec les autres et dessinent un réseau d’interaction grâce auquel ils ajustent leur conduite. Je ne suis guère surpris par ce succès. À Paris, il suffit de mettre un gendarme à un croisement pour obtenir un embouteillage. La solution prônée par Ben Hamilton-Baillie ressemble à celle proposée par Carlos Gershenson : il faut décentraliser, réduire le nombre de lois, laisser les connecteurs prendre le contrôle de leur vie.

Après m’avoir patiemment écouté discuter de ces idées, une amie me dit que l’auto-organisation du trafic routier était un truc juste valable pour les pays du nord aux citoyens disciplinés.

— Ça ne peut pas marcher en Inde où le trafic est abominable.

J’ai découvert plus tard grâce à un lecteur de mon blog une vidéo extraordinaire. Elle montre pendant quelques minutes un carrefour routier dans une ville indienne. Deux voies parallèles convergent et divergent sans la moindre signalisation. Des voitures passent à toute vitesse sans ralentir. Des camions font demi-tour. Des cyclistes hésitent. Pendant un moment, un vélomoteur restent coincé au centre de l’intersection avant de trouver un chemin. C’est tout simplement ahurissant. Le débit est énorme, bien supérieur à celui qu’aurait fourni un système de signalisation automatique.

— Combien de gens meurent chaque année à cet endroit ?

Je n’en sais rien. J’ai découvert qu’entre 1978 et 1998, le taux de mortalité dû aux accidents de la circulation avait augmenté de 79 % en Inde. Cette croissance est en fait en phase avec la croissance du nombre de véhicules. J’ai aussi lu que l’Inde possédait un des plus hauts taux de mortalité sur route. Mais cette mortalité n’est pas nécessairement imputable à l’auto-organisation du trafic : les véhicules sont en aussi mauvais état que les revêtements.

Pendant ces recherches, je suis tombé sur un autre chiffre effrayant : la route est la quatrième cause de mortalité dans le monde, après la faim, le sida et les maladies pulmonaires. C’est bien la preuve qu’il y a un problème : notre façon de réguler le trafic par les signalisations n’est pas efficace. Essayer autre chose est peut-être utile : pourquoi pas l’auto-organisation ?

Sur la vidéo indienne, les automobilistes prennent des risques insensés, sans parler des cyclistes. La technologie nous aidera à réduire ces risques tout en maintenant un trafic rapide. Elle améliorera nos sens et nos réflexes, ce qui est indispensable pour une auto-organisation harmonieuse.

L’auto-organisation n’est pas l’anarchie. Elle s’organise, elle se met en place, on doit ajuster les règles fécondes. Il ne suffit pas de virer de but en blanc les feux pour améliorer la circulation. Comme le montre Ben Hamilton-Baillie, il faut réaménager l’espace de la chaussée, souvent en effaçant les limites entre pétions et automobilistes. Et ce n’est jamais simple, les aveugles se retrouvent embarrassés si les repères disparaissent. Tout reste à inventer mais nous avons des pistes. L’auto-organisation n’est pas la panacée. Elle permet simplement d’aller un peu plus loin que les méthodes contraignantes que nous vivons.

Les lois de la liberté

En introduction de I Robot, Isaac Asimov énonce les trois règles de la robotique.

(1) Un robot ne peut ni blesser un être humain ni, par son inaction, permettre qu’un humain soit blessé.

(2) Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains tant que de tels ordres ne contreviennent pas à la première loi.

(3) Un robot doit protéger sa propre existence aussi longtemps qu’une telle protection n’est pas en contra-diction avec la première ou la deuxième loi.

Peut-être est-il alors possible, dans le domaine de la sécurité routière, d’envisager trois règles élémentaires qui suffiraient à maximiser notre sécurité.

(1) Priorité aux piétons et aux cyclistes.

(2) Avant de prendre une décision, toujours établir un canal de communication (visuel, sonore, hertzien…) avec les autres usagers (piéton, cycliste, automobiliste…).

(3) Aucun droit ni obligation sauf ceux mentionnés dans la première et la deuxième loi.

Dans ces circonstances, passer le code de la route deviendrait enfantin, et notre sécurité serait accrue. Quand nous serions sur l’autoroute, nous ne riverions plus nos yeux au compteur de peur de commettre un excès de vitesse. Nous apprendrions à regarder devant nous, et aussi, derrière nous.