Il y a deux ans je proposais ma version de la déclaration d’interdépendance. Je reproduis ici la version publiée à la fin du Cinquième pouvoir, en préliminaire d’une réappropriation de la déclaration d’indépendance du cybermonde de John Perry Barlow.

Albert Jacquard explique que nous ne pouvons étudier le monde qu’en décrivant les interactions entre les choses.

Isolé, réduit à lui-même, un élément quelconque de l’univers ne peut être représenté par des mots, car ceux-ci expriment des concepts liés à des interdépendances, écrit-il . […] Que ce soit par l’entremise des sons ou par le recours à d’autres outils de communication, constatons que nous pouvons désormais non seulement échanger des informations, mais transmettre à nos interlocuteurs l’essentiel de ce qui se passe en nous. […] Bien au-delà des mots, des liens de toute nature sont créés par ces rencontres ; ils mettent en place une interdépendance des activités intellectuelles si intense que chaque humain ne peut être défini que par le réseau auquel il participe.

Une fois que nous sommes conscients d’appartenir à un réseau social – réseau que nous contribuons chaque jour à densifier –, nous ne pouvons plus ignorer nos interdépendances. Un homme seul n’est rien ; tout ce qu’il fait, il doit le faire en pensant aux autres, quelle que soit leur localisation dans l’espace et dans le temps. Cette idée s’oppose avec force à la notion d’indépendance à l’origine des États modernes.

Le 4 juillet 1776, les États-Unis se déclaraient indépendants du Royaume-Uni. Le pays devenait souverain. Dès lors, ses habitants devenaient capables d’agir sur leur territoire sans se préoccuper du reste du monde. Au XXIe siècle, cette vision de l’indépendance est catastrophique. Sous prétexte de souveraineté, nous pouvons faire presque n’importe quoi chez nous, surproduire des gaz à effet de serre par exemple.

Toutes les nations indépendantes devraient aujourd’hui renoncer à leur souveraineté et affirmer leur interdépendance. Dans notre monde global, nous dépendons les uns des autres et les générations à venir dépendent aussi de nous. Nous appartenons à un tout appelé biosphère. Cette constatation implique de nouvelles attitudes individuelles et donc politiques.

Le 4 juillet 1962, le président Kennedy parla pour la première fois de la nécessité d’une déclaration d’interdépendance, mais il avait en tête l’interdépendance économique et militaire de l’Europe et de l’Amérique . En 1988, International Humanist and Ethical Union proposa une déclaration d’interdépendance de caractère moral à l’échelle de la planète . En 1998, le vice-président Al Gore suggéra une déclaration d’interdépendance numérique . Mais il faut attendre le début du XXIe siècle pour trouver des appels à une déclaration plus universelle : Ken White , David Suzuki , Joe Smith …

Après la Déclaration universelle des droits de l’homme, il est temps d’écrire une Déclaration universelle d’interdépendance. L’interdépendance est un fait, nous devons en tirer toutes les conséquences politiques. Cette déclaration doit être en Open Source, elle doit être en chantier permanent.

Ça peut marcher.

Nous pouvons la construire ensemble.

Je voudrais terminer en apportant ma pierre à cet édifice encore incertain, me contentant ici d’esquisser quelques pistes en espérant ouvrir des portes à de longues discussions sur le web et ailleurs.

Responsables

La biosphère forme un réseau d’interactions qui lie toutes les choses et tous les êtres vivants. Aucun de nous ne peut s’en abstraire. Dès que nous agissons, nous modifions notre environnement et nous nous modifions nous-mêmes. Nous ne pouvons plus rejeter la faute sur les autres.

Humbles

Au sein de la biosphère, la complexité des interdépendances nous empêche souvent de prévoir les conséquences de nos actes. Régler momentanément un problème complexe est parfois possible, mais les conséquences sur l’avenir sont imprévisibles. Toute politique devrait s’inscrire dans un temps long et non dans celui, trop bref, des échéances électorales.

Précautionneux

Ce qui a été fait ne peut être défait. Il serait bon d’éviter les décisions globales : elles peuvent s’avérer catastrophiques parce qu’irréversibles. Des variantes de toute décision devraient être testées localement puis comparées. Il n’y a pas de solution universelle.

Libres

Interdire les expériences au nom d’un principe de précaution serait sans doute trop restrictif. Pour agir localement, chaque homme devrait disposer de la plus grande liberté possible. En libérant notre imagination, nous nous donnerons le droit d’essayer les choses les plus folles, dans la limite des contraintes imposées par l’interdépendance.

Ouverts

À cause de l’interdépendance, personne ne devrait se limiter à une spécialité mais accepter toutes les interactions et les favoriser.

Écologistes

La biosphère est la maison où nous vivons ainsi qu’une extension de notre corps. Nous devrions la maintenir en bonne santé, c’est une priorité.

Économes

Les ressources de la biosphère sont limitées, il nous faut les ménager, d’autant que nous ne sommes qu’une espèce vivante parmi des millions d’autres. Quand nous consommons quelque chose, nous le prenons aux autres, à tout jamais. Du fait même des limitations des ressources naturelles et énergétiques, la croissance matérielle ne peut être infinie. Les indicateurs économiques devraient comptabiliser les coûts écologiques et sociaux .

Mondialistes

Comme tout est lié, réduire une politique à un pays n’a aucun sens. Tout acte politique national devrait tenir compte du monde.

Fraternels

Quand une partie de l’humanité souffre, l’ensemble de la biosphère vacille. Le devoir de fraternité n’est pas que moral, il est aussi notre seule chance de nous en sortir : nous ne le ferons que tous ensemble.

Révolutionnaires

La biosphère évolue, rien ne perdure inchangé, pas même l’espèce humaine. Quand la situation se modifie, nous devons imaginer autre chose. Quand on a peur du changement, on a le changement et la peur.