Si je parle toujours d’auto-organisation, mes interlocuteurs parlent souvent d’autogestion ou d’autorégulation. Et je ne sais vraiment pas ce qu’ils mettent sous ces vocables. Contrairement à mon habitude, je vais passer par le dictionnaire, le mien tout au moins.

Par auto-organisation, j’entends un ensemble d’agents autonomes qui interagissent suivant un jeu de règles sans recourir à une instance centralisée. Mon exemple canonique est celui des oiseaux qui volent en flotte en obéissant à une poignée de règles. La flotte est une structure émergente, un tout qui dépasse ses parties.

Les agents autonomes peuvent être des particules comme des hommes. Nous nous auto-organisons lorsque nous marchons sur le trottoir d’une ville, ville elle-même résultant d’une auto-organisation si on étudie son histoire au fil des siècles.

Les agents autonomes doivent être pris en compte individuellement. Ils ne sont pas réductibles statistiquement. La seule manière d’analyser un système auto-organisé est de le simuler numériquement et de regarder tourner la simulation.

De l’autogestion

L’idée de gestion est donc étrangère à celle d’auto-organisation. Personne ne gère l’auto-organisation, c’est cela qui est merveilleux, c’est aussi pour cette raison que nous avons attendu la fin du XXe siècle pour comprendre ce phénomène. Cet excès de merveilleux a mis du temps à nous pénétrer, brouillé jusqu’alors par des merveilleux de nature mystico-religieuse. Il nous manquait par ailleurs jusqu’à cette époque des outils de simulation. Nous ne disposions pas du microscope capable de nous révéler l’auto-organisation.

Dans une organisation autogérée, le groupe prend des décisions. Dans un système auto-organisé personne ne décide, surtout pas à l’aide d’un vote. La décision émerge comme consolidation des actions des agents autonomes à travers un jeu de règles (souvent évolutif).

Si je boycotte un produit, demande à mes amis de le boycotter, qu’ils font de même et que l’action se propage, le groupe auto-organisé décide de boycotter mais le groupe ne s’est jamais mis d’accord sur cette décision. Des agents ont individuellement pris cette décision, c’est tout. La décision globale émerge des comportements locaux. Elle ne se joue pas à la majorité. Elle devient effective lorsqu’un certain nombre d’agents agissent de concert.

Si je décide de boycotter et que personne ne boycotte, la décision effective pour moi ne devient jamais celle du groupe. Il n’y a décision que s’il y a propagation d’une ou plusieurs décisions locales. Personne ne peut décider s’il y aura propagation ou non. Voilà pourquoi un système auto-organisé ne peut-être contrôlé. Un système contrôlé, par autogestion ou tout autre mode de gestion, ne peut être auto-organisé.

De l’autorégulation

La théorie de l’autorégulation est née formellement avec la cybernétique mais elle était effective depuis l’invention des premières machines thermiques. Une locomotive à vapeur est autorégulée. Le pilote donne une consigne de température autour de laquelle la chaudière se stabilise. Si la température en sortie est supérieure à la consigne, la chaudière chauffe moins et inversement. On parle de feedback négatif ou positif. Il conduit à une régulation de la température.

On emploie la thermodynamique pour analyser les systèmes régulés. Dans ces systèmes, il n’y a pas d’agents mais des particules indifférenciées qui peuvent être réduites statistiquement. L’outil d’analyse reste les bonnes vieilles mathématiques. L’informatique aide bien sûr mais elle n’est en rien indispensable.

Si on étend la théorie de la régulation à d’autres objets que des particules, à des hommes par exemple, on aboutit à l’idée que les individus importent peu lorsqu’on traite des phénomènes de groupe. En conséquence, le comportement des systèmes sont plus ou moins prévisibles, tout au moins obéissent à des lois générales.

Depuis les années 1970, la systémique cherche à étudier les groupes humains comme des systèmes. Cela implique de prendre en compte toutes les interactions et de ne pas se limiter à une dimension. La systémique rejette le crédo cartésien de la simplification en sous-problèmes plus simples, en ce sens elle traite de la complexité. Mais j’ai l’impression qu’elle préserve toujours en sommeil l’idée de réductibilité des agents, autre facette du credo cartésien.

Je ne suis pas un expert de la systémique, je n’ai jamais aimé son langage, je ne la croise jamais dans la littérature scientifique, c’est à mon sens un outil qui n’intéresse plus que les gourous du marketing. J’ai l’impression que les sociologues la délaissent, en tout cas ceux de la nouvelle génération qui maîtrisent la programmation. À la suite d’Axelrod, ils font peu à peu entrer l’auto-organisation en sociologie. L’approche par agent autonome redonne sens aux individus, le groupe n’étant qu’une structure émergente parmi d’autres.

L’émergence du spirituel

Dans autorégulation, il y a régulation, il y a l’idée d’une oscillation autour d’une consigne, autour d’une valeur injectée par avance dans le système. Dans auto-organisation, il y a émergence, il y a apparition de l’imprévisible, de l’inconnu, de la nouveauté. D’un côté, on a la conservation, de l’autre la naissance.

Autour de cette idée du surgissement de l’autre, de l’altérité, de l’inédit, Stuart Kauffman propose avec Reinventing the sacred de fonder une nouvelle spiritualité.

Qu’y a-t-il de plus merveilleux que de voir jaillir un tout qui dépasse ses parties ? De voir sous nos yeux le processus créateur ? Jusqu’à aujourd’hui ce processus nous était caché. Les mythes l’avaient relégué à l’origine des temps, au moment de la naissance du monde alors qu’il se joue sans cesse avec toujours autant de force.

Je suis heureux quand je me sens connecté à cette source perpétuelle. C’est ici sur internet quand les idées fusent en tout sens, c’est en regardant mes enfants, en lisant, en écoutant de la musique, en somnolant dans la garigue. J’ai alors la sensation d’être moi-même un de ces surgissements improbables et de participer à une immense fête. Les mots n’ont alors plus beaucoup de sens. Seul l’art peut traduire cette sensation insaisissable. À ce moment, je sais ce que signifie être un homme.

Ces béatitudes ne durent jamais indéfiniment, sinon je ne serais pas en train de vous parler. Elles me donnent envie de créer, d’injecter à mon tour de la nouveauté dans le système et, chez moi, cette envie se manifeste souvent par des mots.

Pour autant, ce n’est pas parce que le surgissement de l’autre est toujours indicible que nous devons renoncer à le comprendre. Ce n’est pas parce que nous percevons une chose qui remonte loin dans le passé que nous devons nous recroqueviller sur nous-mêmes et trembler de peur.

Je ne mets pas à genoux devant le dieu de l’émergence. Je me sens le devoir d’être à mon tour une source d’émergence.

Ainsi l’autorégulation et la systémique sont des idées qui, en plus d’être privées d’une force explicative, manquent désespérément d’une portée spirituelle. Elles ne prennent pas en compte l’émergence.