Je viens de commencer A brief history of Everything et, en même temps, The integral vision de Ken Wilber.

Logiquement, j’aurais dû lire le philosophe depuis longtemps car j’essaie moi aussi de lier des champs dissemblables : scientifiques, philosophiques, politiques, technologiques, esthétiques et même spirituels. Le peuple des connecteurs était un effort dans ce sens. J’ai tenté de présenter une vision cohérente d’un espace diversifié. Si j’écris Une brève histoire de l’informatique, j’irai plus loin dans ce sens.

Mais je n’ai jamais lu Wilber. En fait, l’idée que nous puissions avoir une vision intégrale m’horripile. Elle est d’une prétention gigantesque, égale à celle des religieux les plus intégristes. Elle commence par supposer l’existence d’un ordre intégral, ce qui a mon sens est loin d’être une évidence.

Ce n’est pas parce que les scientifiques cherchent la loi du tout qu’elle existe. Et même si elle existe, des émergences successives ont peut-être créé des structures qui se sont coupées de leurs fondements et qui ont donc divergé jusqu’à devenir inconciliables. Je ne dis pas que c’est le cas, c’est juste une éventualité.

Présupposer la possibilité d’une vision intégrale m’apparaît comme un point de vue essentialiste : il existerait un ordre cosmique, qu’il soit transcendant ou immanent ne portant pas à conséquence. Adhérer à l’essentialisme me semble interdire la prise en compte d’autres possibles, notamment le courant hédoniste.

C’est mon a priori au sujet de Wilber. Il se trouve un peu confirmé dès la première page de The integral Vision :

What if we attempted, based on extensive cross-cultural study, to use all the world’s great traditions to create a composite map, a comprehensive map, all-inclusive or integral map that included the best elements from all of them?

L’apparition du « great » et du « best » me fait bondir. Et que faisons-nous des traditions qui ne sont pas great et de ce qui en elles n’est pas best ? La présence de ces simples mots démontre l’impossibilité d’une vision intégrale. Nous sommes obligés de choisir. Quel que soit nos efforts, nous ne pouvons internaliser la totalité des choses. Il faudrait que nous nous internalisions nous-même, ce qui engendrerait une régression à l’infini.

Des hommes croient à cette possibilité qu’aucune logique ne m’aide à concevoir. C’est leur droit, mais c’est une croyance… nous entrons dans le champ du religieux. Et je trouve leur croyance prétentieuse. Dès que des gens prétendent tout expliquer, tout justifier, je me sens en danger.

Je ne connais pas encore la position précise de Wilber. Je suis juste sur mes gardes. Il commence A brief history of Everything par une discussion au sujet du masculin et du féminin qui ferait frémir Wittgenstein. Wittgenstein n’appartient-il pas à notre tradition ? Nous ne pouvons qu’ignorer l’essentiel de notre propre tradition. Même si Wilber a lu Wittgenstein, il ne peut avoir lu tous les autres. Nous sommes des ignorants.

À la vision intégrale, j’oppose la connexion. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous avons la possibilité d’établir des connexions entre toutes les traditions. Les connexions possibles sont infinies. Au cours ne notre vie, nous en établissons quelques unes et nous devenons nous-même. Il n’y pas d’être intégral, d’être totalement connecté à toutes choses. Nous pouvons éprouver cette sensation, je l’ai connue, mais éprouver ne veut pas dire être.

Je crois que plus nous nous connectons aux autres, plus en nous-même nous connectons des faits dissemblables, plus nous sommes conscients. À mon sens, la conscience doit pouvoir s’étendre mais jamais elle n’approchera, même de très loin, une quelconque intégralité. Ce contentement suprême serait d’ailleurs trop triste. Je ne l’envisage que comme une possibilité terminale de l’histoire du vivant.

Je vais poursuivre la lecture de Wilber même si pour l’instant il ne me parle pas. Sa quête m’intéresse. Il raconte ses connexions, sa vision… je vais la lire comme la sienne et non comme la vision intégrale. C’est juste une des visions possibles. Un autre connecteur aurait abouti à un cocktail différent.