Il me reproche de ne plus parler que des pyramides et du mal qu’elles feraient alors que, par le passé, je parlais des avancées positives : scientifiques, technologiques ou esthétiques.

J’ai justement peur pour ces avancées, dont j’ai d’ailleurs assez rarement parlées sur le blog mais plutôt dans mes livres (et j’espère que ce sera encore le cas dans les prochains).

S’il y a une avancée que j’admire par-dessus tout, c’est celle qui a mis entre les mains des individus des technologies qui jusqu’alors n’étaient accessibles qu’aux hyper-structures. Les individus deviennent surpuissants et les hyper-structures, à l’origine de cette avancée, auront à mon sens de moins en moins de place dans le monde qu’elles ont créé. Une autre histoire commence, celles d’autres avancées permises par les avancées du passé. Merci les hyper-structures, votre histoire est terminée, vos méthodes ne nous conviennent plus.

Je parle aujourd’hui ici-même de ce qui est en train de nous flinguer et que le Passant ne veut pas voir. Longtemps moi aussi je ne me suis intéressé qu’à nos avancées positives. J’avais, et j’ai encore, une telle confiance en l’homme que j’étais persuadé que nous nous en tirerions toujours. Je savais qu’il y avait des pauvres, je l’acceptais comme une fatalité, une espèce d’effet de bord. Je passais mon temps dans les musées, à lire, à mon plaisir, je rêvais de prouesses technologiques. Et puis, en même temps que j’écrivais Le peuple des connecteurs, j’ai mesuré combien tout cela était fragile et en danger.

Je continue à voir les merveilles produites par les pyramides mais je vois plus clairement les désastres qui les entourent. Et je m’inquiète. Je ne veux pas que nous entrions dans l’immobilisme caractéristique des dictatures. Or, d’après moi, vu les circonstances démographiques, écologiques et technologiques, les pyramides ne se maintiendront pas sans verser dans la dictature. Le processus a déjà commencé pour qui veut ouvrir les yeux.

Il m’arrive donc de moins parler de ce que j’aime et plus de ce qui le flingue. J’ai consacré presque toute ma vie à écrire sur ces choses que j’aime, je peux bien me détourner d’elles quelque peu dans ces notes. Mon livre sur Ératosthène parlera de la quête du bonheur. Ma Brève histoire de l’informatique sera une histoire de la spiritualité et comment l’humanité s’apprête à franchir une nouvelle étape dans son évolution.

Mais ces rêves ne seront possibles que si nous créons un écosystème favorable. Je ne suis plus sûr que le nôtre le soit longtemps. On se trouve encore à un point d’équilibre. La créativité scientifique se poursuit mais le système qui la soutient n’est pas soutenable. C’est le fond de mon discours libertaire dans Le peuple des connecteurs.

L’interdépendance massive qui se développe, nous rend de plus en plus conscient individuellement et collectivement. Un homme conscient ne peut plus faire abstraction des horreurs qui l’entourent. Il les ressent physiquement comme si elles le frappaient lui-même ou son entourage proche. Par le passé, nous étions conscients de notre famille, de notre commune, voire de notre pays… Nous sommes conscients du monde et ça change beaucoup de choses.

C’est sûr qu’il ne sert à rien de se lamenter. Ce n’est pas en parlant du malheur des autres et en criant au loup qu’on règlera ce malheur. Et ce n’est pas ce que je fais. Je suis sûr que nous règlerons ces problèmes grâce aux progrès scientifiques, esthétiques et spirituels. Ces progrès doivent être encouragés par tous les moyens. Nous ne nous maintiendrons pas sur la courbe exponentielle rêvée par Kurzweil sans réajustement social de grande envergure. La technologie, la science, l’art, la spiritualité ne peuvent pas changer sans changements sociaux. C’est pour moi inconcevable.

Oui nous innovons aujourd’hui. Mais nous devons aussi songer aux conditions de possibilités des innovations de demain.

Tu dis une chose inacceptable. Je résume. « Il y a des mecs exceptionnels qui peuvent vivre librement et les autres resteront des esclaves quoi qu’il arrive. » C’est le fond de ta pensée si ne je me trompe pas.

J’estime être un de ces hommes libres, comme toi tu estimes l’être, mais je ne vois pas pourquoi cette façon de vivre serait réservée à une élite de privilégiés. J’estime que pour perdurer sur cette planète, pour que l’aventure scientifique, esthétique et spirituelle que nous aimons tous les deux se prolonge, nous avons besoin de plus d’hommes libres et de moins d’esclaves.

Plus nous serons nombreux à nous trouver sur la voie qui nous est chère, plus les choses accélèreront et plus nous nous émerveillerons.

Almost all the Alternative History computer simulations suggest that the Battle of Tours (AD 732) was one of the crucial disasters of mankind. Had Charles Martel been defeated, Islam might have resolved the internal differences that were tearing it apart and gone on to conquer Europe. Thus centuries of Christian barbarism would have been avoided, the Industrial Revolution would have started almost a thousand years earlier, and by now we would have reached the nearer stars instead of merely the further planets. [Arthur C. Clarke, The Fountains of Paradise, 1979]

Je viens de passer plusieurs années avec les Grecs d’Alexandrie. Si la décadence, notamment romaine puis chrétienne, n’avait pas brisé leurs rêves nous orbiterions sans doute déjà autour d’étoiles lointaines. J’aimerais que nous évitions à nouveau ces petits contretemps. À ne regarder que ce qui va bien dans le monde, on va se prendre le mur de plein fouet.

Sur la méthode pour éviter le désastre ma position n’a pas évolué ces dernières années. Je crois aux solutions locales, je crois que c’est à chacun de résoudre l’équation de sa vie et qu’ainsi nous résoudrons collectivement celle du monde.

Cette façon de voir les choses s’est toujours heurtée aux systèmes dictatoriaux qui nous empêchent de vivre librement et qui décident pour nous ce qui est bon et ne l’est pas. Aujourd’hui, parce qu’il y a une crise, les méchants montrent plus que jamais qu’ils veulent nous imposer leurs solutions. Il me semble normal que je leur dise que je ne suis pas d’accord avec eux. Tant que leurs agitations n’entravent pas mon art de vivre, je m’en moque mais quand ils me dérangent je me dois de réagir. Comme je suis un écrivain, c’est en écrivant.

Je reste attaché à mon crédo : sans bruit, sans manifester, sans revendiquer les connecteurs changent le monde. Mais ils ont aussi besoin de conscience. Je ne fais rien d’autre que créer de la conscience, au moins pour moi.

Mon crédo n’est pas la passivité mais celui de l’action constructive. Faut-il encore justement que les gens songent à construire et qu’ils cessent de croire que la pyramide les sauvera. Mon crédo passe par la responsabilité, par la réappropriation de la liberté.