La longue traîne est un phénomène qui ne plait pas aux tenants du capitalisme pyramidal, le seul capitalisme possible à mon sens. Que des petits producteurs puissent survivre, que par leur nombre ils surpassent en revenus les gros industriels, est une espèce de crime de lèse-majesté.

Chris Anderson, le découvreur de la longue traîne, ne l’a toutefois jamais interprétée politiquement. Il s’est attaché à voir comment elle se développait à l’intérieur même des catalogues des grands services tel qu’Amazon. Il a vu en elle une opportunité de business alors que j’y vois une possibilité révolutionnaire.

Une étude réalisée par Will Page, économiste à la MCPS-PRS Alliance, semble contredire la théorie d’Anderson. Sur 13 millions de morceaux de musique disponibles en ligne, 52 000 auraient réalisé 80 % des ventes et 10 millions n’auraient jamais été achetés. Anderson a discuté de cette étude à deux reprises sur son blog.

L’étude de Page n’a pas beaucoup de sens. La longue traîne n’apparait que dans les services qui proposent des outils de filtrage sophistiqués. C’est la technologie qui engendre la longue traîne. Ce qui compte pour Anderson c’est que certains distributeurs soient capables de créer le phénomène parce qu’ils maîtrisent la technologie.

Mais la longue traîne qui m’intéresse est encore différente. Pour moi, tous les morceaux de musiques comptent, ceux vendus sur iTune comme ceux distribués gratuitement sur MySpace. L’argent généré n’a pas beaucoup d’importance. Je suis sûr que si on traçait la courbe de qui a écouté quoi en une année, on aurait une longue traîne. L’important c’est que des artistes inconnus arrivent à toucher un public, aussi minime soit-il. La monétisation est un autre problème.

Aujourd’hui la longue traîne est observée chez certains vendeurs en ligne, vendeurs qui obéissent au modèle capitaliste (toujours plus gros, croissance, rachat des concurrents…). Demain, si nous réussissons à développer les plateformes ouvertes, comme nous l’avons fait avec les blogs dans le domaine médiatique, nous verront cette longue traîne s’extraire des plateformes qui l’ont initialement créée. J’espère qu’il pourra exister une longue traîne du livre sans passer par Amazon.

Et comme un pied de nez à l’étude de Will Page, Anderson note que le MP3 le plus vendu en 2008 était aussi disponible gratuitement ! Les fans payent pour dire qu’ils aimaient comme ils l’avaient fait fin 2007 avec In Raimbows de Radiohead. N’est-ce pas le signe que nous inventons un nouveau modèle de civilisation ?

Notes

  1. La longue traîne chez Amazon c’est déjà un immense progrès par rapport à pas de longue traîne dans une Fnac. Des voix jadis éteintes réussissent à se faire entendre.
  2. Ces voix souvent subversives vont peu à peu pénétrer l’inconscient collectif et par leur nombre surpasseront peut-être le mainstream.
  3. L’arrivée de la longue traîne autonome indépendamment de toute plateforme centralisée marquera un tournant économique et politique auquel j’aspire.
  4. Dans ce contexte, la longue traîne n’a même pas besoin d’être avérée aujourd’hui. C’est un projet de société : celui d’un artisanat high-tech et hyper-connecté. Plutôt que des gens travaillant comme salariés pour de grandes entreprises, on aura des gens qui travaillent pour eux, partagent leurs ressources et collaborent d’un bout à l’autre du monde. Construire une longue traîne ouverte et indépendante, c’est un projet politique opposé aussi bien au projet capitaliste que marxiste.
  5. Même les chiffres de Will Page me paraissent encourageants. Il note que sur 1,23 million d’albums disponibles, seulement 173 000 ont été achetés, soit seulement 15 %. Pas de longue traîne en conséquence. Mais combien il y a-t-il d’albums chez les plus gros disquaires traditionnels ? Sans doute beaucoup moins. Donc même l’étude de Will Page laisse entrevoir que le marché s’allonge.
  6. Et pour finir, je voudrais taper sur les journalistes qui ne font plus leur job (ou n’ont plus les moyens de le faire). J’ai découvert l’étude de Will Page dans un article du JDnet, qui n’est même pas signé. Cet article publié le 24 décembre dit qu’Anderson en gros n’a pas répondu. Les mecs, pressés dans leur copier-coller n’ont même pas eu le courage d’aller voir ce qu’Anderson disait sur son blog, cela dès le 8 novembre. Je suppose que le journaliste qui a écrit l’article qui a servi de modèle à celui du JDnet n’avait déjà pas fait son travail, se contentant de reprendre un communiqué de presse… piloté par une industrie du disque qui n’aime pas, mais pas du tout, l’idée de longue traîne.